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Poésie Une catharsis picturale ?

mai 2021 | Le Matricule des Anges n°223 | par Richard Blin

Loin des images édifiantes, le retable d’Issenheim dramatise la douleur et l’imploration. Un chef-d’œuvre dont Françoise Ascal nous donne le poème.

Grünewald, le temps déchiré

Comme tous ceux qui ont vu, au musée d’Unterlinden, à Colmar, le retable d’Issenheim, œuvre maîtresse de Matthias Grünewald – « une peinture en dehors de tout ce que l’on connaît » dira Huysmans, qui lui consacrera une pénétrante analyse dans Trois Primitifs Françoise Ascal a été frappée par ce qu’il a de somptueux dans sa violence comme dans la sublimation de la détresse. « Longtemps après / on se souvient du foudroiement des rouges // longtemps après / on porte en soi / une brûlure lancinante  ».
Transféré à Colmar après la Révolution, le chef-d’œuvre de Grünewald fut peint pour la commanderie d’Issenheim, sise un peu au sud de Colmar, un couvent de l’ordre des Hospitaliers de Saint-Antoine, des moines qui se consacraient à soigner les malades atteints du « mal des Ardents », l’effroyable feu infernal, une maladie épidémique – provoquée par une intoxication due à un champignon, l’ergot du seigle, qui se développait dans la farine pendant les printemps chauds et humides suivant les hivers froids et secs – et qui se traduit par de douloureuses sensations de brûlures dans le corps et d’effrayantes lésions cutanées rongeant les membres et les gangrenant jusqu’à ce qu’ils se détachent du corps.
C’est pour eux – « tandis que vous œuvrez / ça hurle autour de vous / on opère on ampute / on meurt sous vos yeux // quelle force vous porte en ce combat de la représentation » – que, quatre ans durant, de 1512 à 1516, Grünewald imagine et peint ce retable à transformation comprenant neuf panneaux qu’on ouvrait en fonction du calendrier liturgique, à la façon d’un gigantesque livre d’images. On peut imaginer la stupéfaction des malades découvrant ce retable expressionniste avant la lettre : 5,90 mètres de largeur sur 3,30 mètres de hauteur. C’est que cette œuvre-choc, dont la pièce centrale est une des plus poignantes crucifixions de l’histoire de l’art, se voulait thérapeutique, une œuvre, écrit Françoise Ascal, « dont la vue pourrait contrer le feu ravageur / embraser les corps et les consciences / calciner le mal / guérir ».
Et d’évoquer – au fil des huit parties qui articulent le poème qu’est Grünewald, le temps déchiré – l’homme que fut ce peintre dont on ne connaît avec précision ni la date ni le lieu de naissance – entre 1470 et 1480 –, qui signait d’un monogramme – M.G.N. ou M.G. – et dont on considère généralement qu’il s’agit de Mathis Gothard Nithard. Peintre sans disciple, personnalité unique de l’histoire de la peinture allemande – ses contemporains se nommaient Holbein, Dürer, Cranach l’Ancien, Baldung –, il fut premier peintre du prince-archevêque de Mayence, l’une des plus brillantes cours de toute l’Europe, avant de tomber en disgrâce en raison de ses fortes inclinations luthériennes et sans doute de sa sympathie pour les insurrections paysannes qui enflammèrent le pays en 1524 – « les rustauds » se soulèvent, « s’arment guerroient détruisent pillent » –, une sanglante jacquerie dont la répression fit plus de cent mille morts. Il survécut en vendant des couleurs et en fabriquant un savon curatif, avant de disparaître en 1528. « On vous a jeté en fosse commune // ni tombe ni os à exhumer // seules / trois initiales font signe ».
Reste l’œuvre, le retable d’Issenheim, sa transcendante puissance d’expression, sa flamboyante exacerbation des couleurs. « La douleur de votre christ transgresse les frontières / enjambe castes dogmes religions / sous les clous de la croix / ou sous la main du tortionnaire / c’est l’humain qu’on équarrit // votre peinture est politique ». Totalement ouvert, le retable, dédié à Saint Antoine, le montre d’un côté, visitant Saint-Paul, de l’autre, soumis à la Tentation et en proie aux hallucinations. « Diableries et mauvais germes / même combat / parmi les noirs d’hématite les bleus profonds heurtés aux / pourpres et aux vermillons ». Car toutes ces ignobles créatures qui viennent hanter l’ermite sont autant de figurations des atroces souffrances qui torturent les malheureux malades de la commanderie d’Issenheim. « Radical affamé / vous vouliez un art aussi grand que l’art // un art qui entre dans le sang / irrigue fibres nerfs tendons ».
L’empathie et une rare intuition émotionnelle ne cessent de précipiter Françoise Ascal dans le vif de l’œuvre et dans une forme de participation qui communique souvent le sentiment de la présence. D’où l’émouvant moment de rencontre et de poésie qu’est ce livre où « chacun découvre son intime vulnérabilité / chacun pressent le cadavre qui mûrit sous sa peau ».

Richard Blin

Grünewald, le temps déchiré,
Françoise Ascal
Avec des dessins de Gérard Titus-Carmel
L’herbe qui tremble, 98 pages, 15

Une catharsis picturale ? Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°223 , mai 2021.
LMDA papier n°223
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