Canoë clair sur océan sombre ». C’est d’abord répertoriée sous ces cinq mots que la voix d’une des narratrices rejoint celles enregistrées pour la radio par les sœurs Klang – voix qui « ne sont plus des voix de métiers ou de savoirs, ni même des voix sociales ou géographiques, mais (qui) deviennent de pures matières acoustiques : elles sont basses ou aiguës, claires ou sombres, grasseyantes ou limpides, grumeleuses ou sifflantes, marmoréennes ou poreuses, aériennes, gutturales, nasales, (…) vives, flûtées, lointaines ». Elle rallie aussi les autres voix qui composent les sept histoires du recueil de Maylis de Kerangal, Canoës. À travers elles on navigue entre les âges, de l’adolescence fétiche de l’auteure de Corniche Kennedy et d’Un monde à portée de main – adolescence qui donne sans doute au recueil son plus beau récit, « After », sur le temps à la fois court et étiré de la nuit des résultats du bac – à la maturité ébréchée par l’exil (« Mustang »), le deuil (« Un oiseau léger »), muselée par la douleur (« Bivouac ») ou trafiquée par les concessions (« Ruisseau et limaille de fer »).
Elles ne se connaissent pas mais toutes sont féminines, soutenues par un même « je » peu fréquent chez Kerangal. Bien que fictives elles semblent soufflées par la vie et l’autobiographie. De l’auteure et des entretiens qu’elle accorde, on sait qu’elle a vécu à Golden, Colorado, comme dans le récit central de Canoës, et qu’elle y a découvert la puissance du chant, en prenant part à une chorale. Affleure alors peut-être de cette communauté éclatée de femmes une tonalité plus intime que dans les précédents romans de l’écrivaine, qui nous embarquaient dans la geste épique de chantiers, d’études et de professions collectifs, ou nous emportaient par leur lyrisme. L’épique est toujours là, dans les corps au travail (qu’il s’agisse de radio, d’opération dentaire ou de leçons de conduite) et dans les corps tout court ; le lyrique est plus ténu – pudeurs qu’on devine.
Ces plus ou moins brefs récits explorent des solitudes contenues : ils ouvrent aussi des territoires, prairie de « foirail », « cockpit » d’un studio, routes américaines, s’agrègent à tout l’univers kerangalien, de la tribu intime et amicale à celle des chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire. Plus encore que par le passé, surtout, ils refabriquent des images à partir des images : le cliché d’une femme âgée qui témoigne depuis sa maison isolée, ceux du cow-boy, de l’Indien et du dinosaure, le gun et Jolly Jumper, tant d’autres ! Parmi ces histoires, toutes ne nous touchent pas ; une ou deux, peut-être à cause de leur format de commande, sont trop réduites à l’« exposé », selon le mot d’une narratrice. On aurait voulu que s’étire « Nevermore » et les voix de la radio ; « Mustang » se cabre, s’épanche, revient, prometteuse, imparfaite, émouvante puis distante – on aime suivre Kerangal sur des kilomètres de pages et on doit ici s’imaginer le reste. Alors, dans l’aura de celle(s) qu’on a préférée(s), on regarde le monde autour, et en reprenant son timbre, on invente dans sa tête.
Chloé Brendlé
Canoës
Maylis de Kerangal
Verticales, 168 pages, 16,50 €
Domaine français Les raccords de Maylis de Kerangal
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Chloé Brendlé
En sept récits plus un, l’écrivaine cherche à saisir des voix de femmes en différentes étapes de leur vie, et recompose ainsi son propre paysage intérieur.
Un livre
Les raccords de Maylis de Kerangal
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.