Qu’est-ce qui nous rend inadaptés à ce foutu monde ? Notre perception du réel ? Nos difficultés à l’exprimer ? Une trop grande sensibilité ? Inadaptée, Janet Frame le fut toute sa vie et c’est la littérature qui la sauva. Au premier sens du terme, puisque cette native de Dunedin, au sud de la Nouvelle-Zélande (ses églises presbytériennes, ses manchots aux yeux jaunes, une des rues les plus pentues de la planète, faussement renversante, forcément aux antipodes de la perception), échappa miraculeusement à une vie de légume, puisqu’elle passa à deux doigts d’une lobotomie. Elle naquit en 1924 dans une famille ouvrière de cinq enfants et décéda en 2004. Deux de ses sœurs, à dix ans d’intervalle, périrent noyées. Aspirant très jeune à devenir poète, elle fut considérée par les médecins comme schizophrène. Deux cents électrochocs plus tard, l’utilisation de cette très barbare solution finale fut programmée. In extremis, l’obtention d’un prix littéraire pour Le Lagon et autres nouvelles (Des femmes, 2006), son premier recueil, stoppa la décision. Le diagnostic de schizophrénie volera en éclats, suivi de l’injonction de ne jamais cesser d’écrire… Tout cela magnifiquement rapporté dans sa trilogie autobiographique Un ange à ma table (Joëlle Losfeld). Le film éponyme de Jane Campion en 1990 popularise l’écrivaine et le visage poupin croquignolet, grêlé de taches de rousseur d’une petite rouquine toute frisée censée l’incarner. Si elle voyagea en Europe, Ibiza, Londres, puis aux Etats-Unis, c’est près du fleuve Clutha, nom qu’elle ajoutera à son patronyme, qu’elle passe pratiquement recluse le restant de son existence. Janet Frame écrira onze romans, cinq recueils de nouvelles, un de poèmes et un livre pour enfants, avant de s’éteindre d’une leucémie.
Les Carpates, publié en 1988, est un ouvrage étrange, métaphorique, crépusculaire où la narration peut rendre perplexe (crédibilité des personnages, des événements) mais qui plonge d’une manière fort prégnante le lecteur dans des interrogations sur la nature d’une langue, d’une écriture, d’une imposture. Il y a une dimension animiste dans la sensibilité de la Néo-Zélandaise. Les fleuves, les arbres, les végétaux, les fleurs semblent pourvus d’une puissance singulière. Et quand le réel, le nommé n’est pas suffisant, Janet Frame fait appel à l’invisible, au merveilleux, à la « Fleur du souvenir », une légende maorie, associée à la ville imaginaire de Puamahara. Produit d’appel touristique mais pas que… « La Fleur du souvenir pousse toujours sur les morts. Où sont-ils donc, les disparus de longue date et les défunts récents, les poètes, les peintres, les travailleurs de force, les femmes de ménage, les meurtriers et les imposteurs – tous ceux qui ont tenu un bouton de fleur du souvenir ? Si vous vous promeniez en plein après-midi dans les rues de Puamahara, vous pourriez vous croire en train de traverser un cimetière bien entretenu aux tombes plus spacieuses que d’ordinaire, avec des fleurs et des...
Domaine étranger Haka fantôme
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Dominique Aussenac
L’ultime roman de Janet Frame (1924-2004) interroge sur le rôle trompeur de l’écriture et de l’existence. Incongru, (in)sensible et métaphysique.
Un livre