La Reprise et l’éveil - Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino
Le parcours grec de Jean-Christophe Bailly, en plus d’avoir été celui de ses lectures, a toujours été concomitant de l’expérience réelle et tangible de ses lieux. C’est que le réel nous somme de traverser ses espaces inédits, insus, pourtant palpables, par le corps et ses perceptions, les rêveries multiples et les leçons de l’histoire. Les « chemins grecs » de Bailly, éclairés dirait-on par un faible néon d’un café logé dans l’anse du port d’une île où se serait peut-être reposé Ulysse, consistent en quatre journaux (1974, 76, 87, 97) et en essais divers. Sur l’île de Katapola, le 11 septembre 1974, on apprend qu’il a commencé à écrire l’introduction de sa fameuse anthologie du romantisme allemand La Légende dispersée. Et le 17, comme si déjà les temps et les espaces s’entremêlaient, il note du « paysage infini, sans douceur. La mer, loin en bas, champs et maisons, chapelles, un chemin avec un âne, image impossible à oublier, correspondant à une rêverie ancienne. Il faut lire un pays par ses chemins », jusqu’à immédiatement rappeler ce que dit Mnémosyne dans les Dialogues avec Leuco (Pavese) : « Jour et nuit, vous n’avez pas un instant, même le plus futile, qui ne jaillisse du silence des origines ». Cette phrase donne le ton, sinon la teneur (de vérité) des traversées, les plus simples chemins de caillasses franchis exigeant d’être écoutés par une « oreille sincère » (Zukofsky). Ainsi se ralentit le voyage, ainsi se densifie-t-il, mais pour y redéployer des arcs temporels nouveaux.
Les Journaux américains (1978-2011), dont le temps de la vitesse urbaine, les dérives noctambules, l’underground artistique et bohème, sont les lignes saillantes, n’en font pas moins : ils superposent des temps opposés, la vitesse vous y emporte, et pourtant c’est un grand ralenti qui étire le tuyau d’une rue dans ses méandres : « Des rues entières innervées, superposition de strates à l’infini, nœuds coulants de la circulation ouverte à 360°. Lien organique entre la vision et le réel. (…) Idées tourbillonnaires hors de l’axe du forage, brusquement tout devient net. Les villes de la nuit, contemplées la tête en arrière dans un mouvement de chute accélérée retrouvent leur structure dans les plis du dessin. Piranèse à New York. » Le temps, vecteur des rapports cachés, s’il est sorti de sa gangue linéaire, est bien la basse continue que Bailly a placée au centre de son attention. Tout peut être alors objet de transferts inédits, et sources de ce que l’expérience esthétique, littéralement, augmente de ses propres capacités perceptives. Non par magie ou transfiguration mystique, mais par l’effet d’un dépôt que le sujet accepte et accueille.
Les pages de Bailly, politiques s’il en est, sur la dévoration du capital et son industrie touristique, en Grèce particulièrement, appellent, a contrario, une résistance, celle qui consiste à noter la beauté âpre et simple de ce qu’il y a, jusque dans ces faubourgs que Bailly traverse. Comme plus loin est évoquée la « douleur de l’âne » dont le « cri scie un bois inentamable ». Bouleversante image de l’animal sacrifié, exténué, dont le braiement déchire lui aussi le travail du temps au travail et l’usage que les hommes font d’eux-mêmes, animaux et minéraux compris. À l’exception qu’il ne faudrait rien laisser aux marchands du temple, mais préserver les gestes vrais, tenaces, endurants, patients, être le réservoir discret d’une basse low-tech : « La chaleur a monté d’un ton. C’est l’été. Sensation de l’herbe qui grille. Chaleur sur le dos d’un âne. Frissons d’argent dans les oliviers ». Rien de cela ne peut être accaparé, comme la joie enfantine « avec cet agrandissement épique des microcosmes de l’enfance : une étendue devient un désert, une colline une montagne », et les jeux des enfants grecs, comme partout, avec un simple tuyau d’eau.
Ce temps-là, l’essai de Bailly sur le peintre Jean-Marc Cerino le réfléchit au travers de sa pratique de transfert d’images (devenues pour lui documentaires) sur verre peint (le portrait de Malevitch mourant, une scène de la répression des manifestations à Petrograd en 1917, le front d’une usine électrique, etc.), lesquelles deviennent alors une façon de sauver de l’oubli la plus discrète survivance de chaque événement passé. C’est ce qu’écrit Bailly de cette œuvre (mais il témoigne de la même acuité aux variations du temps en parlant du plan séquence que l’artiste américaine Sharon Lockhart réalise dans une usine lors de la pause déjeuner des ouvriers [in Voir le temps venir]) lorsqu’il rappelle que pour certains (artistes ou chercheurs) « chaque instant est porteur d’une archive infinie qu’il faudrait avoir la force de tirer sans fin hors de sa dormance ».
Emmanuel Laugier
Jean-Christophe Bailly
Café Neon et autres îles : Chemins grecs
Arléa, 136 p., 17 €
Jours d’Amérique (1978-2011)
Le Seuil, 186 p., 19 €
La Reprise et l’Éveil
Essai sur l’œuvre de Jean-Marc Cerino
Macula, 123 p., 16 €
Voir le temps venir (sld de J.-C. Bailly)
Bayard, 272 p., 21,90 €