Tout commence alors que la narratrice, deuxième d’une fratrie de quatre enfants, est en classe de 4e. Nelly, une grande aux origines portugaises, la rencarde sur un bon plan pour se faire un peu d’argent de poche. Il s’agit de l’« opération Magritte », chapeautée par un certain Miguel, aux relents franchement mafieux. Pendant la pause déjeuner, un bipeur est déposé dans son casier, précisant la plaque d’immatriculation de la voiture dans laquelle elle doit monter et où un « zguègue » l’attendra. Ce joli nom de code à l’allure faussement artistique n’est rien d’autre qu’un lucratif réseau de prostitution, comme elle s’apprête à le découvrir à ses dépens. Entre une tentative de viol sur le parking d’une maison d’accueil spécialisée pour adultes handicapés, le client régulier un poil violent qui ne circule jamais sans sa batte de baseball et le gentil fonctionnaire de la SNCF inexpérimenté, le travail est loin d’être facile. Cependant, il permet d’accumuler sacs Viahero, baskets Nike et pantalons pattes d’eph, autant d’accessoires que la jeune fille n’a jamais pu s’offrir, vu la philosophie cheap de sa mère. À la maison, que des choses bon marché et de mauvais goût. Une médiocrité impardonnable, à commencer par cette banlieue dans laquelle elle a vu le jour – « la capitale ne me serait jamais acquise par voie noble, j’allais ramper toute ma vie pour sortir de ce trou où mes parents avaient un jour pensé qu’il serait agréable de fonder une famille », devine-t-elle crûment.
Sa famille, d’ailleurs, se délite complètement. Quand le père, absent la majeure partie du temps, annonce officiellement son départ, c’est le coup de grâce. La mère sombre dans une profonde dépression. L’aînée s’enfuit retrouver son amoureux de vacances dans un Club Med espagnol sans donner plus de nouvelles. Quant aux plus jeunes frères, le premier intensifie ses jeux de guerre et le dernier, l’enfant de la dernière chance, ne parvient toujours pas à s’asseoir à trois ans passés. La narratrice se laisse encore plus absorber par sa double vie, dans laquelle elle répond au pseudo de Tennessy et fait les 400 coups avec son amie Chanelle. Parfois, dans un éclair de lucidité, elle prend conscience des interdits qu’elle brave (« toutes les choses que j’avais commencé à faire en cachette de ma mère – boire, fumer, donner du sexe tarifé et participer à la société du gâchis »).
Si Grande couronne nous raconte les dérives adolescentes dans ce qu’elles ont de plus effrayant, il est aussi un roman d’espoir. En même temps que la protagoniste expérimente la désillusion – éclatement de l’unité familiale, banalité de son milieu social, malédiction de sa condition de femme –, elle rêve. Elle s’imagine tantôt avocate, tantôt hôtesse de l’air, avec ses désirs qui défilent sur un tapis roulant : « il y avait un assortiment de baskets, un Discman, un lit double, un pantalon Pussy avec minijupe intégrée, des parents mariés et de la moquette dans ma chambre ». C’est, malgré la solitude et la dureté, l’âge de tous les possibles. Celui du premier amour, qui apparaît en la personne de Renaud, un rasta passionné par les chiens et livreur de pizzas. Celui de la première expérience professionnelle, qui en dépit des efforts fournis par la narratrice pour conquérir Paris, se finit en stage d’observation auprès du juge des enfants du tribunal de Bobigny. Celui du rapprochement envers et contre tout avec sa mère, cette figure abîmée de femme trompée, essorée par le destin à même pas 45 ans, laquelle représente le sacrifice et l’imperfection que ses enfants fuiront toute leur vie. « Elle n’avait plus d’horloge mentale, elle voulait simplement la paix, les cachets du docteur Khalifa et une gestion fluide du linge sale. » Le regard impitoyable de l’adolescente apprend à la considérer avec davantage d’indulgence. Au fil du temps, cette dernière appréhende ses déceptions et ses échecs comme s’ils étaient les siens, elle finit par la comprendre et la soutenir, tout en cherchant à faire revenir celle qu’elle était avant le divorce – « Ma mère gardait toujours une natte de paille dans le coffre de la voiture et il lui arrivait de s’arrêter sans crier gare pour s’étendre dix minutes dans l’herbe et profiter du paysage. Elle appelait ça l’art du moment présent. »
Le ton de ce premier roman est parfaitement maîtrisé. Oscillant entre naïveté, humour et violence, Salomé Kiner dépeint avec une justesse brillante ces années cruciales qui marquent le passage d’un âge à un autre (les attentes, les déceptions, la lucidité et la fragilité). Quant à sa narratrice, percutante, spontanée et démunie, nous ne sommes pas prêt.es de l’oublier.
Camille Cloarec
Grande couronne, de Salomé Kiner
Christian Bourgois, 288 pages, 18,50 €
Domaine français Onze stations et trente-neuf minutes
Quelque part dans le Val-d’Oise, à la fin des années 90, une adolescente regarde défiler les trains, s’ennuie ferme et amasse les rêves. Un premier roman sensible, brutal et attachant sur le passage d’un âge à l’autre.