Lucia a les mains et la bouche et la tête pleines de terre. Creuser, déterrer, exhumer, telle est l’obsession de cette mère de famille dont la fille adolescente Bianca, passionnée de foot et admiratrice de Messi, a disparu après un enlèvement. Encore et encore désenfouir des corps, c’est son quotidien, comme à beaucoup d’autres, dans un pays jamais mentionné mais que l’on devine être le Mexique. Ce pays, le journaliste et réalisateur français Sylvain Estibal le connaît bien puisqu’il y vit une partie du temps. L’histoire de ce court mais captivant roman – « un long voyage parmi les ombres », dit-il dans sa page de remerciements – lui a été inspirée par ces fosses clandestines qu’on découvre sans cesse là-bas, où sévit la guerre des cartels sous l’œil d’un État devenu complice à force de passivité. Tout entier écrit à la deuxième personne du singulier, un exercice narratif toujours délicat (ou bien ça sonne faux, ou bien, c’est le cas ici, ça saisit), le récit est une célébration lancinante de la résistance humble de Lucia : « Vouloir retrouver des cadavres, cela veut dire résister et lutter ». La réussite du livre repose beaucoup, pour ne pas dire complètement, sur le personnage de la mère, très incarné, hanté absolument par l’absence de son enfant. Estibal, en s’adressant à elle, en fait une figure de la consumation, dévorée intérieurement, « fouillant le même désastre » que ce photographe (sans doute un personnage composite inspiré des connaissances de l’auteur qui travaille à l’AFP) que Lucia croise dans sa recherche désespérée. « Cette terre est gangrenée par la voracité du monde. Cette terre est rongée par ce futur mauvais qui cherche à éclore, un poison qui lentement nous pénètre. Nous pourrions être ensemble les greffiers du saccage », dit cet homme de l’image à cette femme à l’imagination devenue macabre. Dans ce quatrième livre chez Actes Sud (après Terre et ciel, Le Dernier Vol de Lancaster et Éternel), Sylvain Estibal se pose, lui, en greffier sensible de ces existences anonymes que les ombres infiniment tourmentent.
Anthony Dufraisse
Terres voraces
Sylvain Estibal
Actes Sud, 170 pages, 16,80 €
Domaine français Terre et mère
janvier 2022 | Le Matricule des Anges n°229
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
Terre et mère
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°229
, janvier 2022.