Avec son format hors norme (près de 400 pages), Monstres marque le retour d’un des papes du comics américain, Barry Windsor-Smith, après quinze ans de silence. L’Anglais, qui quitta Marvel au milieu des années 1980, jugeant sa créativité bridée par l’industrie, reprend ici une idée développée à cette époque : et si Bruce Banner, alias Hulk, avait été maltraité dans son enfance ? En trente-cinq ans de gestation, le projet n’a cessé de grandir, gagnant en ampleur et en intensité, pour aboutir aujourd’hui à ce voyage en noir et blanc dans les tréfonds de l’âme humaine et les abîmes du mal. Libéré de toute contrainte narrative, voguant allègrement sur la ligne du temps, Windsor-Smith déploie ici une réflexion sur la fabrique de la monstruosité, où s’entrecroisent avec virtuosité fantastique, surnaturel et réalisme violent, horreur sans nom et délicatesse infinie, sur fond d’absolue tristesse.
Quand un jeune « vagabond borgne avec le QI d’une brique » pousse la porte d’un bureau de recrutement de l’armée américaine en 1964, il est loin de se douter qu’il va devenir la pièce maîtresse d’un projet secret (Prométhée) élaboré par un ancien savant nazi passé à l’Ouest, visant à « créer l’homme supérieur idéal… le guerrier ultime… » Du colosse musculeux au rictus grotesque que produisent ces expérimentations génétiques ratées, difficile pourtant d’effacer le souvenir de l’enfant qu’il était : même regard perdu et désemparé – celui de l’agneau innocent sacrifié sur l’autel de la raison d’État, celui de la victime silencieuse sous la pluie des coups du père. Ce serait donc lui, le monstre ? Il faudra encore, en des scènes atroces, remonter le temps pour retrouver le noyau incandescent du mal, dans un laboratoire nazi secret à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Description frontale de la brutalité des hommes et d’une société américaine rassie (« C’est un pays libre, où même les enfants de chœur pacifistes et les pédés ont le droit de s’exprimer »), Monstres est aussi un puissant récit d’humanité, incarné par de magnifiques personnages emportés malgré eux, et malgré leurs rêves, dans un destin tragique auquel ils ne peuvent échapper : mère aux abois dont le journal scande les pages, bouleversante fillette sans âge… Monstres est enfin un récit d’amour, menacé mais indestructible, qui traverse les époques et les dimensions, et dont le halo fragile vient illuminer l’obscurité des temps.
Valérie Nigdélian
Monstres
Barry Windsor-Smith
Traduit de l’anglais par Marc Duveau
Delcourt, 380 p., 34,95 €
Textes & images « Juste une âme perdue »
janvier 2022 | Le Matricule des Anges n°229
| par
Valérie Nigdélian
Un livre
« Juste une âme perdue »
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°229
, janvier 2022.