C’est parce que, dit-il, de son premier – et magistral – premier roman, Enfant de perdition (Lmda N°211), « la charge n’avait pas explosé », sa réception trop « littéraire » en occultant, selon lui, la dimension proprement politique, que Pierre Chopinaud, sous les traits de ce Cavalier d’épée, se jette de nouveau dans la bataille. Réaffirmant, cette fois de façon très explicite, sa volonté de « redéployer expressément l’écriture comme arme offensive contre les appareils idéologiques de l’ordre établi ».
Explosive, elle l’est, indubitablement : cette charge dédiée à la défense de la minorité rom – une « communauté » fantasmée, ostracisée hier et aujourd’hui à travers toute l’Europe, éternel « épouvantail dans les blés » – apparaît comme un projet hybride, inclassable, où littérature et réel viennent parfaitement s’emboîter. Ni essai ni roman, ces Écrits biographiques et politiques (sous-titre de l’ouvrage) s’articulent en quatre parties distinctes dont les titres, « Trahir », « Parler », « Souvenir » et « Jouer », martèlent la nécessité de l’action. S’y déploient discours, conférences, tribunes, entretiens, manifestes, poèmes de Muzafer Bislim traduits du romani, prononcés ou publiés entre 2009 et 2020. Une décennie d’engagement pour un constat sans appel : le bidonville comme « production politique du racisme d’État », les expulsions et les violences policières comme autant de suites logiques des dérives de la parole étatique et de l’appareil législatif (outre les lois de 2003 et 2007 de Nicolas Sarkozy, se souvient-on des propos clairement hostiles – et non condamnés – d’un ministre de l’Intérieur « socialiste » sur la « vocation des Rroms à revenir en Roumanie ou en Bulgarie » ?). De cette mécanique contemporaine à l’œuvre, des rappels historiques finissent de noircir les traits d’une sinistre continuité : recensement anthropométrique des « bohémiens et vagabonds » de 1870, décret d’internement des « nomades » de 1940, camps d’extermination et politiques génocidaires contre le peuple tzigane du régime nazi.
Pour autant, et c’est ce qui fait toute la force et la légitimité du recueil, chaque partie est introduite par un récit où les concepts mis en œuvre dans les textes d’intervention sont retraversés sur le terrain de l’intime. On y retrouve un poinçon largement creusé dans Enfant de perdition – à (re)lire donc, en diptyque – : le déplacement nécessaire, et donc la trahison (de sa classe, de son origine culturelle, sociale et linguistique : « Je ne peux pas être innocemment Chopinaud. Je dois expier sa faute, trahir sa loi, passer dans le camp de l’ennemi, pour rétablir la justice, au risque de la folie : me détourner de “notre mode de vie” »), littéralement ressassés pour en tirer à chaque fois de nouveaux fils, interroger l’abîme insondable de l’altérité et de l’identité.
À l’ombre de ces grandes figures tutélaires que sont Pasolini, Gramsci, Genet, Guyotat, Rimbaud ou Artaud, dont le Sud, sous ses formes multiples, a ensemencé les œuvres respectives, Chopinaud arpente donc cette « ligne de front planétaire » qui « partage les deux camps qui s’affrontent partout et tout le temps au sein de la guerre civile mondiale : d’une part les maîtres et locataires de la maison hégémonique dont je suis, puisque j’écris, ainsi que toi lecteur puisque tu me lis, et d’autre part les barbares gardés au-delà de notre territoire qui leur est interdit, dans une terre indéterminée, devenue mer globale ». Questionne, sans fausse naïveté ni angélisme, la possibilité même de franchir cette ligne de partage qui, si elle coupe le monde en deux, décrit aussi une fracture intime, un « ghetto intérieur », un silence, une interdiction, une mémoire effacée.
Dans les vapeurs nauséabondes qui, en France, depuis le 21 avril 2002, empoissent tout le corps social (« stigmatisation des minorités ethniques ou culturelles, haine de l’étranger, excitation des peurs populaires, surenchère sécuritaire »), ce recueil est un appel à la justice plutôt qu’à l’ordre, à la mémoire agissante plutôt qu’à la commémoration victimaire. Un appel au refus et au combat aujourd’hui, alors qu’« au-delà des murailles de la cité (…) se presse (…) l’innombrable peuple sans organe, ni histoire, ni nation, ni loi, anomal, sous-prolétariat nomade global ». Parce que le bégaiement de l’histoire est plus atroce encore que le premier désastre, Chopinaud invective : « Cessez de vous souvenir. Regardez plutôt le passé arriver ; il est encore en chemin au milieu de l’océan. »
Valérie Nigdélian
Cavalier d’épée
Pierre Chopinaud
P.O.L, 336 pages, 20 €
Essais Chants de bataille
janvier 2022 | Le Matricule des Anges n°229
| par
Valérie Nigdélian
Entrelaçant l’intime et le politique, Pierre Chopinaud poursuit sa réflexion sur l’altérité et la domination, dans un manifeste vibrant pour la défense des Roms et des minorités.
Un livre
Chants de bataille
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°229
, janvier 2022.