L’action se déroule au sein de l’entreprise Farbo qui fabrique et décore des flacons pour la parfumerie. Elle emploie 250 personnes, cadres et ouvriers, à qui elle octroie chaque jour une pause méridienne de 50 minutes. Pour fumer, manger, prendre un café, faire un baby-foot et aller aux toilettes. Ce jour-là, avant de reprendre son poste, Jérémie Mauperthuis fait une petite halte-pipi. Son collègue Michel Malo l’attend à l’extérieur. Mais jamais Jérémie ne ressortira… Michel le cherche, puis ses collègues le cherchent, la direction le cherche, la police le cherche, sa famille s’inquiète : rien à faire, Jérémie a disparu. Et l’enquête commence. Michel Malo est bien sûr mis en garde à vue, soupçonné d’être pour quelque chose dans cette disparition. Mais surtout, l’affaire se complique lorsqu’un deuxième membre du personnel disparaît. Puis deux autres. Désormais, personne ne veut plus utiliser les toilettes. La direction refuse d’ouvrir les siennes au personnel. La seule solution reste le massif de forsythias situé devant les bureaux de la direction et dans lequel chacun et chacune ira se soulager. L’installation de caméras de surveillance devant les portes des latrines finit par confirmer ce que la plupart refusaient de croire : les disparus y sont bien entrés et n’en sont jamais ressortis.
Et le polar bascule dans le fantastique puis dans une farce burlesque. Des spécialistes du paranormal interviennent et décèlent une présence dans les toilettes. Et cette présence, responsable des disparitions, c’est l’entreprise elle-même. Et ce qui pouvait ressembler à une enquête policière, avec ses énigmes à résoudre et ses hypothèses plus ou moins farfelues, bascule dans l’étrange et l’allégorie. Car ces disparitions ne sont finalement que des prélèvements opérés par l’entreprise elle-même. Qui tel Moloch se réjouit des pleurs qu’elle provoque : « L’ouvrier laisse un grand vide derrière lui. Sa femme, ses enfants, ses frères et sœurs, sa mère, tous le pleurent, et leurs pleurs font jouir l’entreprise. Il n’y a rien qui la fasse autant jouir que les pleurs. Plus ils pleureront, plus l’entreprise jouira. Plus leur douleur durera, plus durera sa jouissance. Plus facilement elle tiendra jusqu’au prochain. »
Alors des négociations s’engagent, dures, âpres, entre les dirigeants, les syndicats, les ouvriers eux-mêmes, histoire d’obtenir des garanties, un nombre de disparitions raisonnable pour ne pas mettre en péril la santé de l’entreprise. Et l’on en profitera bien sûr pour moderniser le management. Tous les acteurs de cette mascarade nous sont très familiers. Ce qui permet d’en rire plus facilement. Et Tristan Choiseul pousse la métaphore et la conduit de manière extrêmement habile, évitant tout à la fois l’absurde et le didactique, proposant une lecture corrosive de la vie de nos sociétés qui pour grandir et prospérer se dévorent elles-mêmes.
Patrick Gay-Bellile
Les Toilettes de l’entreprise
Tristan Choisel
Lansman éditeur, 74 pages, 11 €
