Nous sommes au début des années 2000 lorsque Solomine – un ancien homme d’affaires retiré à la campagne pour trouver le calme et peindre enfin – est de passage à Moscou, ville abhorrée où la police guette à chaque coin de rue et qu’il se félicite d’avoir quittée. Le jeune quarantenaire entre dans le taxi d’une femme qui ressemble à Greta Garbo et qu’il désire instantanément. Cette « gracieuse créature qui avait probablement besoin de services médicaux » le menace bientôt avec un pistolet, exigeant l’argent qu’elle l’a vu retirer. Il se défend, la blesse puis la ramène chez lui.
Le roman commence vraiment trois ans après cet épisode : la femme du taxi s’appelle Katia, elle est une droguée incurable et Solomine vit avec elle une histoire impossible. Autour d’eux évoluent toutes sortes de néo-ruraux qui ont choisi de s’installer aux abords de la rivière Oka. Ce sont deux médecins, le directeur d’une école forestière et un prêtre peu dogmatique. Tous se décrivent comme anarchistes dans la mesure où ils fuient un ordre symbolisé par Moscou (« en Russie seuls survivent en politique (…) les gens qui ont un penchant pour la violence ») et recherchent une forme d’autonomie. Leurs existences entrent en correspondance avec celles de deux figures antérieures, dont l’histoire point régulièrement, comme deux fantômes du lieu : Tchaoussov, géologue et philosophe anarchiste, et Levitan, grand paysagiste juif qui aurait peint cette même région.
Entre ces hommes éclatent de nombreuses et insurmontables querelles. Là où le peintre recherche le secret « de l’âme du paysage russe » dans ses tableaux à venir, qu’il souhaite vides d’hommes, le jeune médecin Tourtchine voit dans l’homme « la spiritualité de la nature » et accuse Solomine de se battre pour un beau hors du monde plutôt que de « se préoccuper de critiquer les systèmes établis dans la réalité ». Leurs conversations reprennent toujours au même point, sur des centaines de pages, entre anthropocentrisme confiant et vertiges métaphysiques, dans un sur-place parfois indolent et agréable, parfois étouffant.
« il n’y aurait de vie heureuse en Russie qu’à l’avènement du matriarcat, car seules les femmes offrent à la patrie la miséricorde et l’honnêteté quasi disparues de ces grands espaces. »
Par salves, écrits parallèlement à des considérations sur « l’épaisseur des roches sédimentaires », leurs débats sur la nature, la conscience, l’histoire du pays, le gouvernement des hommes, le devenir des sociétés, se fondent dans l’environnement comme autant de couches terrestres. Cet environnement existe par une richesse d’évocation si supérieure au reste du texte que sa présence en vient même à recouvrir le babil incessant des dialogues. Ainsi de la rivière Oka, dont le cours diffuse une menace en même temps qu’une injonction vitale : « Le vaste miroir de la rivière craquait un peu sous les pieds et rendait aveuglant le soleil qui rampait à la surface ; la rivière coulait sous la...
Domaine étranger Natures russes
Le deuxième roman du russophone Alexander Ilichevsky frappe par son originalité. Au bord d’une rivière, des hommes discutent du sort d’une femme toxicomane, incapable d’être sauvée. L’auteur, installé en Israël, livre une métaphore de la Russie contemporaine.