Anne Boyer, poète et essayiste américaine, a tout juste 41 ans quand elle apprend être atteinte d’un cancer du sein triple négatif, dont l’agressivité engage son pronostic vital. C’est bien sûr un choc indescriptible. Elle est une jeune mère célibataire qui enseigne à l’université. En quelques jours seulement, la voici réduite à sa maladie. Son corps, son avenir, son être : tout semble désormais déchiré et inerte. Il n’y a plus rien d’autre qui existe aux yeux du monde. Désormais, son quotidien est synonyme de « douleur, vulnérabilité, mor-talité, médecine, art, temps, rêves, données, éreintement, cancer et soin », comme le résume le sous-titre du livre.
Qu’est-ce que cela signifie, de com-battre un cancer du sein, à notre époque ? Cette maladie qui frappe tant de femmes autour de nous est pourtant invisible et banalisée. Peu de textes analytiques lui sont consacrés, nous empêchant de la penser dans ses divergences et ses simi-litudes, d’un point de vue médical mais aussi dans une perspective sociologique. Car « les calamités se présentent aussi via le bourbier social de la maladie – sa politique de classe, ses délimitations genrées, la distribution racialisée de la mort, l’alter-nance d’indications confuses et de mysti-fications brutales ». Dans une société où les femmes seules ou racisées assurent la presque intégralité du soin aux per-sonnes, qui s’occupent d’elles, affec-tivement et financièrement, quand elles tombent malades ? Pas grand monde. De même, les traitements aux coûts prohi-bitifs enrichissent grassement les labora-toires pharmaceutiques et se révèlent nocifs pour l’environnement. Il semble qu’en affrontant ces problématiques tra-versées de contradictions, Anne Boyer touche aux limites éthiques, politiques et thérapeutiques de la maladie. « C’est comme si j’étais malade du vingtième siècle tout en étant soignée par lui, par ses armes et ses pesticides, ses généralisations épiques et ses coûteux festivals de mort. »
D’où la colère, la détresse, la souffrance et la hargne qui habitent l’ouvrage, res-tituant les voix de celles qui ont disparu, ces volgueuses, ces youtubeuses, ces autrices, ces anonymes des forums en ligne, ces femmes vaincues. La dépos-session de son corps, la violence des injonctions extérieures et matérielles, l’atrocité des douleurs, le sentiment d’une perte indélébile, l’horrible dilatation du temps, la pensée de la mort sont autant de tragédies déployées à travers les trois cents pages de Celles qui ne meurent pas (prix Pulitzer de l’essai en 2020), nourries par les échos d’autres parcours et par l’expé- rience propre de l’autrice, qui alterne les pronoms « je » et « nous ».
Cette vaste bibliographie, qui va et vient entre philosophes antiques, réfé-rences universitaires contemporaines, sages tibétains et littérature du monde entier, englobe les innombrables strates de la maladie. Et c’est cette dernière, la littérature, qui s’avère extrêmement pré-cieuse pour répondre aux épreuves et aux doutes : en témoigne cette tentative de redéfinition de l’échelle de la douleur à partir de poèmes d’Emily Dickinson – « si la souffrance ressemble à un poème, je veux que le mien soit cru, intègre et gothique ». Puissant, érudit, comme en suspens au bord de l’abîme, l’essai d’Anne Boyer tient son pari et dessine une forme de compensation : « Si ce livre devait exister, je voulais qu’il soit une forme mineure de magie réparative, qu’il exproprie la force de la littérature loin de la littérature, qu’il manifeste le commu-nisme du désagréable, offre à quiconque le lirait la liberté qui naît parfois d’un affaiblissement drastique ».
Camille Cloarec
Celles qui ne meurent pas
Anne Boyer
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy
Grasset, 352 pages, 22 €
Domaine étranger Le pays de la survie
avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232
| par
Camille Cloarec
Dans la lignée des grands textes qui ont été écrits sur la maladie (Audrey Lorde, Kathy Acker, Susan Sontag), Celles qui ne meurent pas d’Anne Boyer.
Un livre
Le pays de la survie
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°232
, avril 2022.