Kouic : Anthologie des charabias, galimatias et turlupinades

Le langage a ses marges et ses terrae incognitae : zones de turbulences, où la pression grammaticale chute au baromètre de la norme, où le sens ploie sous la vague, où le vocabulaire prend ses aises et s’hybride en de drolatiques formations, où les parlures bigarrées prennent vie et s’animent d’une danse propre… Langues parodiques, glossolalies, calembours et contrepèteries, boniments ou anagrammes : tant d’espèces qui naissent lorsque la langue musarde, déraille, joue d’elle-même et se retrouve soudain la bride sur le cou. Kouic est le musée secret de ces spécimens linguistiques rares, dont beaucoup sont restés prisonniers des pages de leurs auteurs, « derrière les barbelés du langage conventionnel », et sans avoir droit de cité.
Kouic est une anthologie : celle « des charabias, galimatias et turlupinades » de la littérature. L’ouvrage en entreprend donc le recensement avec une exemplaire méticulosité, ne serait-ce que par la perspective diachronique qu’il adopte. Depuis les farces médiévales aux avant-gardes du XXe siècle : place à la parade sauvage des réfractaires au beau langage. On savourera d’autant plus l’entreprise que cette anthologie avait quelques risques de rester dans les cartons (tout comme les textes qu’elle contient) : conçue à l’origine par le pataphysicien, dadaïste et oulipien Noël Arnaud (1919-2003), cette belle collection de perles et de bévues langagières datait déjà du milieu des années 1960 où elle avait été préparée pour une série d’émissions sur France Culture. Il a fallu l’amoureuse attention de Patrick Fréchet, libraire et bibliographe, pour que l’œuvre puisse voir le jour.
Comme pour toute anthologie, la consommation irrégulière y sera de rigueur, le piochage la règle. On y découvrira pêle-mêle les langues parodiques de Molière, Rabelais des fabliaux ou bien de Norge. Les langues des diables, les parlures des contrées inexplorées, le sabir des Martiens et la jactance des mondes futurs tout entièrement recréés dans l’esprit de leurs auteurs. Ou encore, tout simplement, les injures, insultes et invectives les plus savoureuses, comme chez Sade, écrivant à Martin Quiros : « Ah ! Vieille citrouille confite dans du jus de punaise, troisième corne de la tête du diable figure de morue allongée comme les deux oreilles d’une huître, savate de maquerelle… » Les expériences des limites ont aussi droit de cité : comme ce « paragraphe en X » d’Edgar Allan Poe, où les voyelles cèdent le pas aux « x », en défiant la lisibilité. Et foule d’autres tentatives où le signifiant dédaigne bien souvent le signifié, pure acrobatie d’un langage sans barrières, où le lecteur sera parfois lui-même un peu perdu, faute de clé pour ouvrir toutes les portes.
Mais bien vite se succèdent les meilleurs exemples d’argots rares, de François Villon à Marcel Schwob, boniments de charlatans ou comédiens comme Bruscambille et amphigouris en tous genres, insultes, calembours, et autres jeux de nonsense. Et surtout, last but not least, un chapitre sur les langages animaliers, regroupant quelques-unes des plus intéressantes tentatives d’imitation du chant animal. Dont cet extrait d’un « glossaire ouistiti » par Claude-Charles Pierquin de Gembloux où l’on découvre ce qui donne son titre au recueil, entre « Krrrreoeoeo » et « Keh » : « Kouic : fait d’être contrarié, vexé, ou gêné ». Joli pied de nez que ce titre, pour un recueil au contraire dédié tout entier au plaisir de la transgression langagière.
Étienne Leterrier-Grimal
Kouic.
Anthologie des charabias, galimatias et turlupinades,
Noël Arnaud et Patrick Fréchet
Éditions du Sandre, 352 pages, 25 €