C’est Armand Gatti qui fit découvrir le médecin, romancier et révolutionnaire Jacques Stephen Alexis à Michel Séonnet. Et lui commanda l’écriture de cette biographie parue en 1983 aux éditions Pierres hérétiques et devenue indisponible. Biographie singulière car Michel Séonnet la conduit en prenant la voix d’un griot haïtien, un « compose », pour conter le parcours de celui qui a fondé la littérature haïtienne moderne en l’illustrant et en la théorisant, lui donnant avec le réalisme merveilleux caribéen, la mission de combattre l’oppression et d’œuvrer pour la libération du peuple. Il n’y a pas, pour Alexis, de séparation entre l’écriture et la politique, la pensée et l’action. La biographie en témoigne avec force, faisant entendre la voix de l’auteur de Romancero aux étoiles en le citant abondamment. Surtout, si Michel Séonnet replace cette voix au firmament des idées (Alexis, durant ses exils, fréquenta les intellectuels français, africains ou sud-américains), il l’inscrit aussi dans la culture populaire d’Haïti, où elle est née, pour laquelle elle s’est élevée, qu’elle défendra jusqu’à ce qu’en avril 1961 on la fasse taire.
Michel Séonnet, qu’est-ce que Jacques Stephen Alexis, 60 ans après sa mort a à nous dire ?
Il nous apporte avant tout, un formidable bonheur de langue. Relisant Alexis pour cette réédition j’étais moi-même stupéfait de l’émotion que ses textes provoquaient à nouveau en moi. C’est une langue dans laquelle on plonge, qui vous emporte, vous remue. Et cette langue vous entraîne sans que vous y preniez garde dans le quotidien, les attentes, les violences subies par le peuple haïtien. Au lieu de vous renvoyer vers l’anecdotique, l’exotique, cette langue vous projette dans le monde universel des petits, de ceux qui plient mais tiennent bon malgré tout. Dans ces romans écrits à une époque tendue aussi bien politiquement que littérairement, alors que son « camp » le pousse vers le réalisme socialiste, le voilà qui déploie les enchantements du réalisme magique – qui est tout aussi réaliste et social que l’autre. Pour Alexis, la visée littéraire, la visée politique, la visée humaniste ne cessent de se tresser l’une à l’autre. C’est ce qu’il appelle le voyage vers la belle amour humaine. Je pense qu’un auteur marxiste français n’aurait jamais osé pareil assemblage de mots. Alexis le fait. Et lorsque nous le lisons, nous nous retrouvons emportés par cette utopie littéraire et politique. Depuis Ernst Bloch, nous savons que l’utopie est une partie constitutive du réel. Alexis le démontre.
Vous avez choisi pour raconter l’homme et l’œuvre d’utiliser la voix d’un « compose » haïtien, donnant à l’essai des airs de conte, pourquoi ?
C’est la magie de ce livre. En abordant son écriture, je me sentais tellement étranger à l’univers haïtien que j’ai eu besoin de rencontrer le plus grand nombre possible d’anciens camarades d’Alexis, sa première épouse, sa fille Florence. J’ai lu de très nombreux livres. C’était encore le temps de Bébé Doc, il n’était pas question d’aller sur place. Je me suis constitué sans vraiment m’en rendre compte une haïtianité d’amitiés et de livres. Et lorsque je me suis mis à écrire, cette forme est venue d’elle-même. L’extravagant, c’est que je me suis senti emporté comme dans une transe vaudoue. Lorsque j’ai relu ce texte pour la réédition, je me suis vraiment demandé : comment ai-je pu écrire ce livre ? Je crois en fait que je n’avais pas d’autre solution que de me laisser emporter par un mouvement, une langue, qui faisait de moi un autre que moi. Seulement à cette condition je pouvais approcher quelque chose de la trajectoire d’Alexis.
En quoi la langue de l’auteur de Compère Général Soleil marque-t-elle à la fois son enracinement haïtien, l’influence française et l’engagement politique ?
Alexis est celui qui va faire accéder la littérature haïtienne à l’universalité. Il y avait eu des écrivains haïtiens qui copiaient ce qui s’écrivait à Paris. Puis d’autres qui, en retour, avaient développé une littérature rurale, folklorique. Alexis est un admirateur de Mauriac ! Un lecteur de Lénine. Un adepte des contes haïtiens. On dirait qu’il met tout ça dans une sorte de vortex qui n’est rien d’autre que la langue. Et ça tourne. Ça se mélange. Il peut aussi bien faire référence à Staline qu’à Sœur Inés de la Cruz, aux Loas (esprits) du vaudou, à Nicolás Guillén… Il n’oublie rien. Ne trie pas. Pour lui, de la même manière qu’il n’y a pas de littérature sans cet entremêlement, il n’y a pas d’engagement politique honnête et efficace qui puisse s’en passer. C’est un même combat. Jusqu’au jour où, comme il l’écrit dans Les Arbres musiciens, il comprit qu’il allait lui falloir « lutter avec des armes humaines, avec la violence, avec des armes non miraculeuses ». Alors il improvisa un débarquement clandestin qui se voulait prélude à une action militaire – et y trouva la mort. À 39 ans.
Propos recueillis par Thierry Guichard
Jacques Stephen Alexis
ou Le voyage vers la lune de la belle amour humaine
Michel Séonnet
L’Amourier, 227 pages, 22 €
Histoire littéraire Pour l’amour total
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Thierry Guichard
La réédition de la biographie de Jacques Stephen Alexis par Michel Séonnet répare une injustice en remettant en lumière un grand écrivain du XXe siècle, assassiné en 1961.
Un livre
Pour l’amour total
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.