La mort, on y pense souvent de façon un peu abstraite. Elle est là, on la côtoie régulièrement, dans les informations quotidiennes, les maladies, les guerres, les accidents, les catastrophes naturelles… Et puis un jour, la mort frappe un proche. Et devient un puissant révélateur. Dans son texte Animaux extraordinaires, Jean Cagnard met en jeu un homme, un fils, qui parle après la mort de la mère. « La nouvelle de la mort arriva sans prévenir/ Je la reçus comme une facture/ Mais sans devoir donner de moi-même/ Plus favorablement qu’une facture// On relève le compteur/ Et ce qu’il y a à payer/ Est déjà payé ». Une chose « infiniment naturelle en tous cas », peut-être parce que l’éloignement était déjà à l’œuvre depuis longtemps. « Quand disparaît-on réellement ?/ Avant ou après la mort ? » se demande l’homme.
Mais voilà que le père refuse la présence de ses enfants lors de la cérémonie de crémation. Dans sa folie, il choisit de rester seul avec sa femme. « Dans l’avis nécrologique paru dans un quotidien régional/ Il était écrit que notre mère/ Nous avait quittés à l’âge de quatre-vingt-neuf ans/ Après soixante-cinq années de vie commune avec notre père// Des sept enfants/ Il n’était pas fait mention/ Les sept enfants n’ont pas existé/ Soixante-cinq ans de vie commune/ Sept enfants et pas d’enfant// Père et mère/ Animaux extraordinaires ».
Pour Jean Cagnard, les parents sont donc des animaux extraordinaires, peut-être parce que le temps semble figé en leur présence comme en leur absence. Et c’est avec cette langue si épurée que l’écrivain essaie de donner à voir cet invisible universel provoqué par la disparition d’un être.
Privé de cérémonie par son père, l’homme invente donc un rituel le jour de l’incinération de sa mère : il dépose des fleurs dans un vase à l’entrée de son jardin et déclame trois poèmes. « Le premier poème je le dis pour me donner du courage et de l’élan/ Le second je le dis pour les flammes et l’embrasement/ Le troisième fut pour la légèreté et le voyage ».
Comme le bouquet se refuse à faner pendant plusieurs semaines, le fils y voit un signe : « Je compris que notre mère était venue se poser dedans/ Dès le premier jour de son nouveau voyage ». Il comprend qu’avec sa mort, la mère va redevenir plus vivante que de son vivant.
Un dialogue débute entre le fils et sa mère. Au début, l’homme parle seul, le propos est quasi banal. Jusqu’au moment où la défunte réapparaît. Avec un compteur électrique à la main, une image décalée, comme Jean Cagnard en a le secret, comme s’il s’agissait de relever le compteur ou de mesurer les particules émises. La mère, qui n’est plus qu’un petit tas de cendres, se plaint alors de la chaleur. La conversation évoque de façon presque anodine le réchauffement climatique. Elle raconte ensuite quelques souvenirs de famille, puis évoque dans le détail la cérémonie de crémation. La lecture se fait éprouvante avec une description détaillée de la disparition des poils, des cheveux, de la chair, des os… Un monologue rude, drôle parfois, âpre et rugueux, la fin de la mère dans les flammes du crématorium devenant une métaphore de la fin de notre monde, brûlé par le réchauffement climatique.
La disparition de la mère pose la question de celui qui reste, un mort en sursis, le père, de comment faire avec, comment se positionner et respecter aussi sa folie destructrice. Jean Cagnard crée des images poétiques, il nous donne à voir l’invisible, comme si le monde des morts reprenait vie dans le monde des vivants. Chacun peut se laisser traverser par cette langue-poème très imagée, se laisser troubler dans ces grands gouffres que sont la disparition, le deuil et la béance de la famille.
Animaux extraordinaires est un texte puissant et dérangeant, un texte qui nous brasse et qui peut devenir comme un compagnon de route.
L. Cazaux
Animaux extraordinaires
Jean Cagnard
Éditions espaces 34, 58 p., 13 €
Théâtre Poème de particules
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Laurence Cazaux
Pour Jean Cagnard, le chemin du deuil c’est comme « revenir d’un voyage avec une valise vide ».
Un livre
Poème de particules
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.