À en croire Le Petit Robert, une geisha serait une « chanteuse et danseuse japonaise qui se loue pour certaines réunions et divertit les hommes par sa conversation, sa musique et sa danse ». La réalité que Yuki Inoue nous donne à découvrir ici paraît bien plus complexe, et surtout beaucoup moins candide.
Kinu Yamaguchi voit le jour en 1892 à Kanazawa, ville située à 200 kilomètres au nord de Nagoya, sur le littoral de la mer du Japon, et tenue par les départements voisins pour « la ville du divertissement par excellence ». Contrairement à ce que nous pourrons parfois penser au fil de notre lecture, Kinu n’est pas un personnage de papier mais une femme ayant bel et bien existé, dont Inoue a romancé la confession dans ce qui s’apparente à une biographie.
À l’âge de 8 ans, Kinu est vendue par sa famille (un père alcoolique et une mère peu présente), ainsi que sa jeune sœur Sato, à la patronne d’une maison de geishas, qui va pourvoir à leur éducation (laquelle sera essentiellement artistique et sexuelle, et qui constituera une dette que les deux filles auront à rembourser pour obtenir leur émancipation).
Commencent alors pour Kinu ses années d’apprentissage, qui la font se perfectionner dans tous les arts traditionnels japonais (danse, chant, et musique, en particulier le shamisen), et qui lui apprennent à respecter les innombrables rituels séculaires dont son quotidien va peu à peu se remplir (vêtements, coiffure, saluts, ou cérémonie du thé) : « Trois cent soixante-cinq jours par an, les geishas suivaient attentivement toutes sortes de coutumes ».
À l’âge de 15 ans, Kinu perd sa virginité, au cours « du dépucelage obligatoire » (séance appelée « mizuage », autrement dit « la montée des eaux », désignation étonnamment poétique pour une première expérience sexuelle qu’on lui impose avec un initiateur qu’elle n’a pas choisi et d’au moins vingt ans son aîné). Désormais considérée comme une adulte, elle devient une geisha à part entière, et se voit même attribuer un nom de baptême : Suzumi. Les pages qui suivent cette initiation sexuelle la voient s’installer dans une prostitution qui ne dit jamais son nom (tentation à laquelle de nombreuses geishas semblent avoir cédé afin de rembourser plus rapidement leur patronne).
La providence va l’aider à s’éloigner des relations sexuelles non consenties : une opération ratée du nez, censée soigner une sinusite chronique, la laisse avec un œil paralysé. Moins séduisante qu’avant et ne pouvant plus compter sur son seul physique pour gagner sa vie, elle doit se consacrer aux arts traditionnels, ce qui lui réussit d’ailleurs plutôt bien.
Neuf ans après son dépucelage, enfin libérée de sa dette, et donc littéralement affranchie, elle peut faire l’acquisition d’une maison. Mais c’est en 1927, après avoir exercé la profession de geisha pendant 23 ans, qu’elle abandonne son statut d’employée pour endosser celui d’employeur (elle laissera à ses élèves la possibilité de choisir le partenaire de leur dépucelage). En même temps qu’elle entame la reconquête de sa vie, elle se retourne sur son passé, et constate que pendant toutes ces années elle a mené la vie d’un oiseau en cage, sans jamais ni se plaindre ni se révolter, Kinu acceptant son sort avec résignation.
Concurrent en librairie du très (trop ?) romanesque best-seller Geisha d’Arthur Golden (adapté au cinéma par Bob Marshall), Mémoires d’une geisha cherche avant tout à instruire le lecteur, Yuki Inoue mettant un point d’honneur à tout dire, tout décrire, tout expliquer, comme s’il s’agissait d’un rapport devant tendre à l’exhaustivité, et comme si rien ne devait être passé sous silence. Ce qui n’empêche pas le lecteur d’oublier à plusieurs reprises qu’il n’est pas en train de lire une fiction mais un témoignage et donc une initiation vécue (c’est d’ailleurs souvent l’Histoire qui le ramène à la réalité, comme l’intronisation de l’empereur Taishô).
Document à la fois sociologique et historique, ce volume paru en 1980 lève le rideau sur les coulisses d’un univers capable de devenir impitoyable (nous sommes loin du mythe de la geisha comme prostituée de luxe) : pour pouvoir rembourser leur dette, certaines jeunes femmes travaillaient jour et nuit, finissant par mourir d’épuisement. Mais il donne surtout à lire, comme en filigrane, l’évolution des mentalités dans la société japonaise (il fallut attendre 1946 et les forces d’occupation pour que la prostitution soit officiellement abolie). Une société dans laquelle la vie de certaines femmes a longtemps été réduite à celle d’un simple « objet de décoration ».
Didier Garcia
Mémoires d’une geisha
Yuki Inoue
Traduit du japonais par Karine Chesneau
Picquier poche, 288 pages, 8,60 €
Intemporels La face cachée du plaisir
octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237
| par
Didier Garcia
La Japonaise Yuki Inoue (1933-1999) nous entraîne dans l’univers assez méconnu des geishas. Un témoignage bouleversant.
Un livre
La face cachée du plaisir
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°237
, octobre 2022.