Il y a un an, son foisonnant roman Les Lois de l’Ascension approchait les quelque 900 pages. Quoiqu’affichant un tour de taille dix fois plus mince, ce nouveau livre de Céline Curiol n’en est pas moins fécond. À sa manière, laissant la fibre romanesque pour un registre plus intimiste, passant de l’œuvre-chorale au monologue feutré, il s’inscrit dans le même ordre d’idées : la question du sens que l’on donne à une vie. Didactiques, ces Lettres à un étudiant d’aujourd’hui rejouent, toutes proportions gardées, les emblématiques Lettres à un jeune poète, de Rilke. En s’adressant à Eliot, qui la sollicite parce qu’il se sent déboussolé et glisse dans la dépression, sans perspectives ni repères quant à la voie existentielle et professionnelle qu’il doit suivre, l’écrivaine fait entendre une voix attentive et bienveillante, comme on tend une main ou une perche. Elle constate et comprend, à travers lui, « l’absence de dessein » de toute une génération et s’emploie, sans faire jamais la leçon, à partager son expérience, « un peu de ce (qu’elle croit) savoir sur nos possibilités de devenirs ». Le pluriel ici a son importance, puisqu’il s’agit bien, de lettre en lettre, de défendre la multi-dimensionnalité en soi, une disposition à l’ouverture. Elle incite son interlocuteur à cultiver sans fin sa curiosité pour le monde, et aussi la lenteur dans une époque où tout va trop vite. Aller vers l’inconnu, qu’il s’agisse des lieux ou des êtres – ce qu’elle appelle « notre interaction avec l’en-dehors » –, prendre la tangente, lui semble sinon un remède, du moins une ressource pour faire face à la mélancolie. Les « champions de la normalité conquérante », ceux qui ont déjà le culte de la performance et le CV calibré, n’auront que faire de ces pages, en riront peut-être. Mais tous les autres – et ils sont nombreux, déclarés ou non –, les fragiles et les vulnérables, eux méditeront les mots de Curiol et y trouveront, qui sait, des solutions pratiques, en tout cas du réconfort. Une source d’inspiration, oui, et d’aspirations.
Anthony Dufraisse
Prendre la tangente
Céline Curiol
Actes Sud, 90 pages, 11,90 €
Domaine français Lettres vives
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
Lettres vives
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.