Pacha est un professeur d’ukrainien de 35 ans, légèrement en surpoids, timide, qui vit près de la frontière du Donbass. Nous sommes en janvier 2015 et il doit se rendre à l’autre bout de la ville, là où les forces armées ukrainiennes reculent, pour chercher son neveu Sacha à l’internat. Ce trajet aller-retour dure trois jours que nous lisons comme « en temps réel » – une seule séquence, un travelling –, pendant lesquels alternent les explosions et les silences. Il est ponctué de passages qui rappellent les cercles de l’Enfer : la gare où s’entassent des femmes et leurs enfants, la cave humide d’un immeuble, un passage à niveau qui a explosé, un hôpital délabré, une traversée de frontière dans un bus bondé… Tandis que Pacha s’enfonce dans la guerre, lui reviennent par flashs des souvenirs de sa vie passée, provoquant de furieux effets de contrastes qui martèlent le roman.
Né en 1974 à Louhansk, Serhiy Jadan est une figure culturelle ukrainienne majeure, connue depuis les premières années de l’indépendance. Son engagement pour l’Ukraine se trouve dans ses livres car toute son œuvre poétique et romanesque est écrite en ukrainien. Aujourd’hui, il vit dans la ville russophone de Kharkiv qu’il n’a pas quittée depuis le début de l’invasion.
Par une écriture expressive, synesthésique, saturée d’images et pourtant sobre, L’Internat évoque la transmutation de paysages familiers en paysages de guerre totale. La ville comme un corps ouvert déverse ses boyaux, l’intérieur et l’extérieur s’inversent, des meubles trouvés dehors « ressemblent à des carcasses ». Rappelant des tableaux d’Anselm Kiefer, ce renversement s’étend au monde naturel. La lune est « ronde couleur de fromage séché avec un halo rouge en dessous, comme si elle avait été trempée dans du sang chaud », plus loin, Pacha a l’impression que c’est elle « qui répand l’odeur d’un corps découpé en morceaux ». La neige est « jaune sombre, comme pourrie, comme si elle était morte il y a quelques jours et qu’elle se décomposait maintenant à ciel ouvert ». Une fumée noire se lève de la ville, « comme si quelque part la terre s’était ouverte et qu’il en sortait le pire ». Écrites au présent, ces scènes forment un spectacle macabre et absolu dont la proximité temporelle est frappante.
Jadan excelle à évoquer le brouillard épais qui tombe sur la ville, absorbant tous les repères. « Et quelque part là-bas, dans cette masse laiteuse, grondent des déflagrations et des éclats de lumière jaunes, retentissent d’épuisantes rafales d’armes automatiques, explosent des mines, explosent souvent, plus qu’hier, mais comme on ne voit rien, on a le sentiment que cela ne se passe pas ici, pas dans cette vie, pas à côté d’eux. » La métaphore porte, tant Pacha et le lecteur avec lui n’y voient plus rien : la frontière évolue continûment et les militaires, d’un côté comme de l’autre, parlant tous un mélange d’ukrainien et de russe, notre héros, hagard, ne sait jamais à qui il a affaire.
Apolitique en pleine guerre, ce personnage opaque est professeur d’ukrainien mais pas patriote dans une région russophone. Une invalidité à la main lui permet de ne pas se battre mais il refuse de partir. Agissant comme s’il ne voulait comprendre la gravité de la situation, il se laisse ballotter au gré des conflits jusqu’à l’internat. Il incarne ces hommes ukrainiens détruits physiquement et symboliquement dont parle l’Ukrainienne Oksana Zaboukjo dans son roman Explorations sur le terrain du sexe ukrainien (Intervalles, 2022). Pourtant, si Serhiy Jadan traite avec respect l’indécision de Pacha, il exprime une position inverse au travers des paroles de la courageuse directrice de l’internat, boussole morale du livre, qui lui reproche de ne pas prendre parti : « Et lorsqu’on tire sur votre neveu, vous ne soutenez toujours personne ? Lorsque les obus tombent sur l’internat où il vit ? Contre qui combattent-ils ? Contre moi ? »
Comme dans tout texte classique, Serhiy Jadan amène son protagoniste à se transformer au cours du voyage – avec des répercussions collectives. Peu à peu, l’engagement de Pacha pour l’Ukraine apparaît plus fort que lui-même ne le suspectait. En risquant sa vie pour sortir Sacha de l’internat – qui symbolise le fragile sentiment d’appartenance dont souffre le pays entier, mais aussi la possible récupération de leurs enfants par les Russes –, il se fait l’allégorie d’un pays qui prend conscience de son identité face à l’envahisseur. Sur fond d’une ville qui se désintègre, la relation qui se crée entre eux deux est substantielle. Dans les dernières pages, on passe, in extremis, de la troisième personne au « je » de Sacha qui devient narrateur. Il nous faut alors comprendre que l’avenir du pays est assuré.
Feya Dervitsiotis
L’Internat
Serhiy Jadan
Traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn
Noir sur blanc, 272 pages, 22,50 €
Domaine étranger Bartleby s’en va-t-en-guerre
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Feya Dervitsiotis
Écrit en 2017, L’Internat de Serhiy Jadan suit la métamorphose d’un civil en pleine guerre du Donbass. Saisissant.
Un livre
Bartleby s’en va-t-en-guerre
Par
Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.