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Domaine étranger Un Sade nippon

janvier 2023 | Le Matricule des Anges n°239 | par Éric Dussert

Parution en un volume de l’un des plus curieux Objets Littéraires Non Identifiés du XXe siècle. Attention, livre monstre !

Yapou, bétail humain

Kachikujin yapu, ou Yapou, bétail humain a paru au Japon en 1956. Il ouvrait dans l’empire nippon une béance aussi impressionnante que le Butô, cette « danse du corps obscur », allait provoquer quelques années plus tard dans le domaine de la danse. Le Japon tout entier, conscient de sa défaite et saisi de la terreur radicale provoquée par l’explosion des bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki, basculait dans un trou noir aussi sombre qu’expérimental, provocateur et sadique. Les corps, dans le Japon de la seconde moitié du XXe siècle, allaient souffrir… Le roman en quatre volumes, réunis ici après avoir connu une première édition française en 2005 par sa présente éditrice, appartient à la catégorie des livres monstres, si elle existe – elle n’est jusqu’à présent pas bien définie –, ou, disons, des blocs d’abîme, des marbres ou des granits noirs de la littérature desquels semble enfui tout espoir. Yukio Mishima, qui n’hésitait jamais à pousser le bouchon de la convenance, avait immédiatement reconnu dans cette histoire contre-utopique un « grand roman idéologique ». Il ajoutait : « Ce que j’admire dans ce roman, c’est qu’il apporte la preuve que le monde change. L’une des prémisses de ce qu’on appelle le masochisme est que l’humiliation est une jouissance ; à partir de là quelque chose est possible. Et quand ça se réalise, ça prend la forme d’un système qui finit par recouvrir le monde entier. Plus personne ne peut alors résister à ce système théorique. Et tout finit par y être englobé, la politique, la littérature, la morale. Ce roman parle de cette terreur. » On comprend pourquoi l’œuvre de Sade est convoquée ici.
Yapou, bétail humain combine en les épiçant de l’excitation provoquée par la lecture du roman érotique, et sans barguigner, les questions du racisme, de ségrégation sociale, du masochisme et, aussi, de la chirurgie invasive. Signé du pseudonyme de Shozo Numa, qui pourrait être un auteur mais aussi son « atelier », ce long roman de plus de mille pages, parfois très descriptives et explicatives, se présente comme la découverte d’une problématique île d’Utopie, où règne une gynocratie très à cheval sur ses plaisirs sexuels, aux usages particulièrement cruels pour la gent « yapou ». Ce livre c’est, au fond, 2001 l’odyssée du sadosexpace. Tout y est pensé pour faire jouir les corps, de femmes en particulier, dans un décor mêlant récit de publications vendues sous le manteau et BD scénographiée par un Alejandro Jodorowsky sensualiste et dessinée par un Milo Manara féminin. Voici pour l’étrangeté du livre. Sa capacité de subversion, elle, repose sur l’imagination d’une race de créature à part, les Yapous, une catégorie de sous-êtres conçus à partir d’êtres humains déformés en tabourets lécheurs, par exemple, par réduction des membres et allongement de la langue. Est-il besoin de faire un dessin pour expliquer comment s’en servir ?
Le récit lui-même, largement entrecoupé d’explications techniques, sociologiques, politiques, etc. démarre lorsqu’une blonde aryenne aristocrate, Clara Von Kotwick et son fiancé, le Japonais Rinichiro courant la campagne à cheval rencontre Pauline Jansen, haute personnalité de l’EHS qui dirige, dans les années 3900 cet « Empire de cent soleils » à partir de la planète Karl (galaxie de Sirius). Là règne une gynocratie terriblement dominante où l’homme blanc est devenu une caricature de la femme d’aujourd’hui, l’homme noir est asservi plus encore et le Yapou, lointain descendant du Japonais transformé par les innovations de l’ingénierie chirurgicale (que l’auteur détaille avec un soin aussi clinique que sadique), n’est plus qu’un meuble vivant. Mais qu’il est pratique… « Son pied gauche toujours planté dans la gueule de Péro, elle allongea cette fois sa jambe droite et l’approcha du visage de Rinichiro. Elle modifia bientôt l’angle de son pied et en enfonça la pointe dans la bouche de Rinichiro. Ce dernier avait anticipé le geste, et enfourna, goulu, les cinq orteils, prenant la moitié du pied dans sa bouche. C’était un pied conséquent. Clara chaussait du 42. Rinichiro faisait de gros efforts pour le garder en bouche, tendant les lèvres à l’extrême. Il en avait les larmes aux yeux et joignit les mains afin de soutenir par le talon le pied de sa maîtresse. »
Réduits à l’état de sextoy, d’ustensiles ou de meubles, les Yapous sont les esclaves inconscients de leur maîtresse, contrairement à Rinichiro, qui, par masochisme, va accepter de devenir un Yapou par amour, consentant en l’espace de quelques heures à subir transformations physiques et changement de rôle.
Satire très cruelle du Japon d’après-guerre, Yapou, bétail humain est aussi une parodie grinçante des rapports hommes/femmes autant qu’une fiction acide dont l’humour grinçant ne peut échapper. Même si l’auteur était convaincu de ne s’adresser qu’à des lecteurs pervers, il y a de quoi s’interroger dans ces pages sur le masochisme et nos rapports à notre corps et à l’Autre. À l’heure où les généticiens et les chirurgiens trépignent d’impatience à l’idée de mettre en pratique leurs nouvelles méthodes, où ils nous incitent à souhaiter nous laisser transhumaniser sous prétexte de bien-être ou de santé, ce gros livre ahurissant nous oblige à réfléchir, voire à ouvrir les yeux – à la manière des psychiatres d’Orange mécanique mis en scène par Kubrick. Âmes trop sensibles ou romantiques s’abstenir.

Éric Dussert

Yapou, bétail humain
Shozo Numa
Traduit du japonais et présenté par Sylvain Cardonnel
Laurence Viallet, 1392 pages, 35

Un Sade nippon Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°239 , janvier 2023.
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