La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Égarés, oubliés Éthologie du goulag

février 2023 | Le Matricule des Anges n°240 | par Éric Dussert

Dissident soviétique, l’Ukrainien Gueorgui Vladimov a connu la disgrâce, notamment pour avoir décrit la brutalité des camps par le truchement d’un chien de garde.

Attrape-le, Rouslan, Attrape-le », c’est l’ordre que le chien de goulag attend, tout son « service » durant. Il est dressé pour ça, et lorsqu’il commet un impair, fraternise avec les prisonniers – si c’est possible – ou se montre incapable de mordre brutalement le mollet ou le bras qui ont commis le crime de ne pas se tenir dans le rang, de toucher son « maître », le gardien, et pire, de fuir à travers la forêt, il est tué pour solde de tout compte. « Eh bien, que cette maudite lune soit sa punition ! Car toute faute devait être punie, même la plus petite vétille : c’était là une règle qu’il avait bien assimilée au cours de son existence de chien, et il n’y a jamais vu d’exception. » Une balle dans le crâne, hors du camp. Avec Le Fidèle Rouslan, l’Ukrainien Gueorgui Vladimov avait trouvé le moyen d’exprimer toute la brutalité des camps staliniens. Si Euphrosinia Kersnovskaïa l’avait raconté par le dessin (Envers et contre tout, Christian Bourgois, 2021), Vladimov avait utilisé le ressort original de la prosopopée canine pour raconter la réalité des interactions hommes-animaux au cœur du goulag, ainsi que sa hiérarchie implacable entre surveillants et prisonniers – qui seraient peut-être un jour rendus à la Cité, comme le hasarde cet ex-forçat au maître de Rouslan de retour à la vie civile : « Mais on a quand même été reconnus plus ou moins innocents ?

 Tu le crois vraiment ? Eh bien, d’accord. Mais moi, je te conseillerais de voir les choses autrement. De te considérer comme provisoirement libéré. T’as compris ? On t’a mis en liberté provisoire. D’ailleurs, comme ça, tu l’apprécieras mieux la liberté, parce que je vois bien à quoi tu l’emploies : t’as pris goût à la boisson, t’es un vrai pilier de cabaret. Alors que, là-bas, t’étais la sobriété même, et t’avais un foie impeccable, pas vrai ? »
Né à Kharhiv le 19 février 1931, Gueorgui Nikolïevitch Vladimov n’est pas le dissident soviétique le plus célèbre, mais son récit sera resté dans les esprits par sa façon détournée d’évoquer une vérité redoutable où, souvent, il était question de « crever en tête en tête avec la douleur », que l’on soit un homme ou un chien. Issu d’une lignée d’instituteurs, il est d’abord critique littéraire, après des études de droit à Léningrad et collabore à la revue Junost (Jeunesse, fondée en 1955) lieu de rassemblement des jeunes auteurs désireux de balayer la langue de bois de leurs aînés. Rédacteur en chef de la revue Novy Mir (Nouveau Monde, 1925-), il occupe une place éminente parmi l’Union des écrivains soviétiques et prend à plusieurs reprises des positions courageuses, comme lorsque, lors du congrès de l’Union de 1967, il réclame que soit débattue la lettre de Soljenitsyne sur la liberté et les droits des écrivains. Dix ans plus tard, il dirige la section moscovite d’une institution interdite en URSS, Amnesty International, et doit rapidement quitter son pays pour l’Allemagne de l’Ouest (1983). Là, il trouve à employer sa plume dans la revue russophone Facets et poursuit son œuvre qui reçoit la reconnaissance de ses pairs. En 1994, son roman Le Général et son armée (L’Aube, 2008) reçoit le prix Booker russe. Traduits en France dès 1963, ses romans intègrent la collection « Littératures soviétiques » (Gallimard) : Le Grand Filon, Trois minutes de silence (1968) avant de s’en échapper : Ne faites pas attention, maestro (Seuil, 1986) et son fameux Rouslan qui reparaît une nouvelle fois aujourd’hui après une première réédition en 2015.
Texte emblématique d’une littérature du demi-mot et de la feinte, Le Fidèle Rouslan raconte de manière sibylline la vie dans un régime totalitaire où les mots doivent se grimer pour pouvoir se répandre (n’est-ce pas terrible de constater qu’ils doivent aujourd’hui, chez nous, en Occident, se vider de leur sens pour être admis à perdurer ?). « Arrivé dans la rue, le fanatique secoua la patte avec dégoût. Et il ne savait pas, Rouslan – et nous autres, les esprits éclairés, le savons-nous ? –, que le premier pas vers notre perte consiste à franchir un seuil d’un air dégoûté ? » Son roman n’est pas la seule cause de la disgrâce de Vladimov, on s’en doute, mais son interdiction est nette et s’il lui est permis de se répandre c’est que la technique du samizdat en multiplie le manuscrit. Une dizaine de feuilles carbone sur une machine à écrire, entrelardant autant de feuilles blanches, et à force de travail, une dactylographie édite la littérature pour les lecteurs à l’abri du pouvoir. Il faut que le texte soit important pour qu’une telle dépense d’énergie se justifie. Quel roman, aujourd’hui, justifierait une telle entreprise ?
Georgui Vladimov ne rentrera jamais en URSS, il meurt à Francfort le 19 octobre 2003 à l’âge de 72 ans, incapable d’entreprendre ce que l’« iéfréïtor » (caporal) de son roman, le maître sadique de Rouslan se propose de faire : rentrer chez lui. Une maigre compensation sans doute, au-delà de la constante réédition de son livre, son cercueil est finalement transféré au cimetière de Peredelkino, la « ville des écrivains » située au sud de Moscou. Le régime a changé, le rôle du chien de goulag Rouslan, déboussolé par la fermeture de son camp, a été reconnu. « Rouslan n’avait pas connu l’apparition de ce monde et il ne pouvait s’en représenter la fin. La seule chose qui pût prendre fin, c’était cette terrible période d’abandon, et peu importait comment. »

Éric Dussert

Le Fidèle Rouslan
Gueorgui Vladimov
Traduit du russe par François Cornillot
Belfond, « Vintage », 274 pages, 14

Éthologie du goulag Par Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°240 , février 2023.
LMDA papier n°240
6,90 
LMDA PDF n°240
4,00