Un livre

Le Dernier qui restera se tapera toutes les veuves

de François Cavanna

Editions Wombat

La première nécrologie énonce les règles du Trompe-la-Mort : « Ça se joue avec une photo de classe (…). Alors voilà, chaque fois qu’un de vos vieux copains d’école meurt, vous prenez de l’encre bien noire et un pinceau et, d’un grand coup de pinceau en plein sur la gueule, vous l’effacez de sur la photo. Quand tous vos petits copains sont effacés, vous restez seul et vous avez gagné. » Évidemment, il n’y aura pas que des copains de classe au programme de Cavanna, entre 1969 et 2013. Entrez ici têtes couronnées ou présidentielles, pape, paquets de macchabées (le 25/11/76, Malraux, Gabin, Queneau, Calder, « Groupez vos nécrologies, on vous fera un prix »), « dame orang-outang » du Jardin des Plantes, clochard de la place Maubert, sa propre fille, ou son journal – quand L’Hebdo Hara-Kiri disparaît en 81 : « Pleurez, connards ! Vous auriez mieux fait de l’acheter, quand il était temps. » Toutes les larmes ne sont pas bonnes à prendre, ni les défunts tous respectables : « Ne pleurez plus, (…) Abel Gance était un vieux con ». Et la mort ne sert pas même à aplanir le vivant : quand Pierre Fournier disparaît, Cavanna déplore principalement d’être « passé à côté » de lui – « L’équipe d’Hara-Kiri n’est pas une école. Même pas un lieu d’échanges. »
Peut-être est-ce pour toutes ces raisons qu’il se dit « pas très porté sur les discours au-dessus de la tombe béante ». Mais il fait le boulot ; sous des formes diverses (petits vers pour Mitterrand, vaste récit pour Mesrine), en faisant parfois couler les grandes eaux, comme pour l’enterrement de Reiser et son déluge de veuves qui offre le titre du recueil : « Leurs amples culs roulaient, elles n’avaient pas de culotte, elles avaient bien senti qu’il ne fallait pas, qu’elles t’auraient fait affront (…). Nous les baiserons, Reiser, tes femmes, les toutes belles, les toutes dolentes ». Il y a ainsi des jours de peine où Cavanna « arabesque d’abondance » ; des jours où il n’est pas si dissemblable des prédicateurs baroques, à traquer vanités et spectacles : ici De Gaulle et le « suprême dénuement » de sa mise en terre – « Les cons de bon goût s’en pourlèchent encore » –, là Pompidou qu’on aime à deviner trimballant « son enfer dans tous les coins », « son tas de viande-supplice-viande-bourreau ». Toutes les évocations ne sont pas de la même force : c’est peut-être que le cœur n’est plus pareil au fil des reprises en main du journal, ou que ce cœur s’épuise à l’imparfait, quand il s’agit de « rester tout seul » à mesure qu’on fait l’oraison des vieux copains, Topor Gébé Choron qu’on n’apercevait plus que de loin.
Et puis il y a : Stop-Crève. D’autres chroniques, regroupées d’abord en 76 par Pauvert, et rééditées maintenant avec une cinquantaine de pages inédites. « Je ne sais pas trop par quel bout commencer pour vous en parler, j’ai peur de m’y prendre mal, de vous faire rigoler comme des cons » : il prend son élan, avant d’amener en pleine lumière l’« unique tâche non ridicule » qui se déduit des abominables conséquences du matérialisme. Si « là où je ne suis pas il n’y a rien », il faut « exiger une mobilisation totale de l’humanité pour la prolongation de la vie » ! Non pas rêver l’immortalité (un accident surviendra toujours), mais donner tous moyens à la biologie pour enrayer le mécanisme de la sénescence. Alors Cavanna lit des ouvrages spécialisés, échange avec des chercheurs (l’un d’eux postface aujourd’hui le livre), et hurle au lecteur « LA QUESTION » : « Tout n’est que passe-temps, trompe-faim, cache-mort ». Tout à l’heure Bossuet ; maintenant Pascal : même si parfois il s’en défend absolument, notre homme sent bien qu’il philosophe, et qu’on va lui diagnostiquer un « primarisme épais d’autodidacte de village ». On se trouve plutôt séduit par son goût du raisonnement et de la discussion ; et on en reste à la « bonne nouvelle » qu’il annonce dans Charlie Hebdo en 2010 (soit quatre ans avant son décès apparent) : « Les prétendues preuves que tout ce qui vit meurt fatalement ne sont pas des preuves. Tout au plus des déductions par analogie. (…) En tout cas, moi, je suis immortel (…). Et si je ne le suis pas, je ne le saurai jamais. »

Gilles Magniont

Le Dernier qui reste se tapera toutes les veuves
et Stop-Crève,
Cavanna
Wombat, 224 et 176 pages, 20 et 17 €