Elle est une femme « fragile et vaillante » à la fois, qui doute mais sait se décider, l’énergie qu’elle s’impose lui tient lieu de beauté, de charme : Claire Bodin enseigne, vacataire mais passionnée, une matière quelque peu floue (secrétariat et administration) mais s’efforce surtout de donner à ses élèves – au « cerveau captif, cerclé par une écorce qui l’étouffe, le ralentit, le condamne à la lenteur » – confiance en eux, appétit voire joie de vivre. Il est un adolescent pas comme les autres, muré en lui-même, objet du souci d’une mère constamment alertée : Gabriel s’éveille au contact – nous verrons que le mot à choisir ici est bien le cœur du drame – de Mme Bodin, qui se penche vers lui plus attentivement peut-être que vers ses condisciples. Tous deux se rencontrent dans cet établissement joliment nommé L’Embellie – mais l’ironie tragique fera de cette métaphore une antiphrase.
Ce sont là, en effet, « deux innocents » – mais lorsque Gabriel met fin à ses jours en se jetant par la fenêtre de l’appartement familial, Claire Bodin risque d’être déclarée coupable d’homicide involontaire. Elle a, en classe, plusieurs fois serré dans ses bras Gabriel ; lorsque celui-ci, voulant exprimer ce qui sans doute balançait entre la tendresse et le désir, lui envoya des SMS, elle eut l’imprudence de lui répondre : « Tu comptes beaucoup, Gabriel. Je t’aime beaucoup ». C’est alors à une sorte de procès, aussi absurde et implacable que celui que jadis imagina Kafka, que nous allons assister. Le titre de chacune des parties, ainsi judicieusement mis en valeur, figure comme une instance, une divinité qui, chacune à son tour, vient dominer la partie qui se joue, comme en ces Pyschomachies médiévales où s’affrontaient Pur amour, Honte, Peur et Espoir. Elles se nomment ici « l’esprit », « la lettre », « la loi » et « la justice ».
« Dites-moi que vous savez qu’on ne voit bien qu’avec le cœur, que nous sommes maintenant dans le trou noir des apparences et de la laideur, mais que la vérité, dans sa simplicité, reviendra avec le soleil » : nous trouvons en exergue cette belle citation de Gabrielle Russier, extraite d’une lettre à ses parents, avant que celle-ci, rappelons-le, ne se donne la mort, en 1969, accusée d’avoir séduit son élève âgé de 16 ans. Claire Bodin, quant à elle, lit à ses élèves, à plusieurs reprises, Le Petit Prince, et la magie toujours opère, ce conte les rassérène, comme s’il leur offrait à la fois une échappatoire et une passerelle entre le monde de l’enfance et celui des adultes. Mais Alice Ferney, elle, entreprend de scruter ce « trou noir » dans lequel on plonge, aujourd’hui, tout ce qui, de près et ou de loin, s’apparente à de l’amour incontrôlable et contrôlé à la fois, à ce que l’on aurait appelé autrefois de la charité (agapè et non éros), entre deux êtres trop différents – ici une quinquagénaire et un adolescent, désigné, qui plus est, comme une victime potentielle. Comme elle le fit naguère avec les questions du couple, de la sexualité, du désir – ou pas – de donner la vie aujourd’hui (L’Intimité – voir Lmda N°216), la romancière procède pas à pas, scrupuleusement, alliant la perspicacité à la sensibilité. Comme le ferait un documentariste attentif, elle suit, presque jour après jour, son héroïne, nous fait partager ses débats intimes, son angoisse, nous fait entendre ses dialogues avec son mari inquiet, la lâche directrice de L’Embellie, les psys qui doivent l’examiner, l’avocat qui va prendre sa défense… Alice Ferney établit alors ici le constat alarmant d’une société hors de ses gonds, « civilisation de la suspicion », cette France qui redevient parfois « le vieux pays rance » de temps pas si lointains. Elle nous offre surtout le beau portrait d’une femme endolorie, « catapultée dans l’espace d’un anéantissement » mais résistante, qui parviendra, contre les vents du doute et les marées du dégoût, à « briser la gangue de honte » où l’on a voulu l’enfermer.
Thierry Cecille
Deux innocents
Alice Ferney
Actes Sud, 314 pages, 22 €
Domaine français Interdit d’aimer
mars 2023 | Le Matricule des Anges n°241
| par
Thierry Cecille
Avec microscope et scalpel, Alice Ferney diagnostique un des maux de notre temps : le soupçon généralisé.
Un livre
Interdit d’aimer
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°241
, mars 2023.