Son nom est connu, son œuvre, excepté un ou deux titres, plutôt délaissée, et sa vie encore plus oubliée. Pourtant elle fut tumultueuse et fantasque, faite d’existences parallèles : une vie de marin qui a erré sous toutes les latitudes ; une vie scandaleuse pleine de vahinés, d’hétaïres, de geishas, de travestissements, d’amitiés masculines enflammées ; une vie d’artiste et d’écrivain, employée à réorchestrer sur le mode imaginaire l’expérience brute de sa vie amoureuse et bourlingueuse dans des romans, des dessins ou des aquarelles. Étonnante destinée donc que celle de Louis-Marie Julien Viaud, dit Pierre Loti (1850-1923), un jeune provincial pauvre qu’un lancinant besoin d’ailleurs et d’impossible a conduit à parcourir le monde et qui devint écrivain par hasard.
Les quelque 360 lettres, choisies et réunies par Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, s’inscrivent entre deux dates-clés : 1866 – l’année où Julien Viaud quitte Rochefort pour Paris afin d’y préparer le concours de l’École navale – et 1906, l’année de la publication de son dernier roman, Les Désenchantées. Quarante années de correspondance qui dessinent un parcours de vie et s’apparentent à une sorte de journal intime épistolaire. Les premières lettres, écrites à sa famille, montrent un adolescent timide, peu emballé par l’étude des langues mortes – « C’est tout qu’il y a de plus assommant (…) Je voudrais qu’elles fussent encore plus mortes et qu’il n’en fût plus question » – qui se retrouve à Paris « rongé par l’ennui du renfermé, du confinement, des grands murs tristes » et n’a de bonheur qu’à fréquenter le Louvre. Le concours réussi, il embarque sur le Borda, un navire-école qui reste en rade de Brest alors que ce qui l’attire, c’est le grand large, les rives lointaines des colonies « où l’on aborderait sous des palmiers ». À moins, écrit-il à sa sœur, que ses idées changent et qu’il quitte très vite la Marine pour tâcher de faire fortune. « Je suis effrayé (…) de désirer toujours la richesse et des choses extravagantes que je n’aurai pas. » Puis c’est le départ pour un long périple d’instruction – Méditerranée, Afrique du Nord, Brésil, États-Unis, Canada – au terme duquel il est nommé aspirant de première classe.
Commencent alors les premiers embarquements dont celui qui le mènera dans les mers du Sud avec escale à l’île de Pâques – « Nous rapportons pour le Musée du Louvre un gros bonhomme de pierre de plusieurs tonnes (…) un choix auquel je me suis opposé de tout mon pouvoir » – avant de toucher Tahiti, où des suivantes de la reine Pomaré IV le surnomment « Loti », du nom d’une fleur polynésienne. Il y découvre les amours sensuelles et libres, apprend la langue, retrouve celle qui fut la compagne de son frère aîné, Gustave, chirurgien de la Marine, lorsqu’il séjournait à Tahiti, un frère perdu, mort à bord du navire qui le ramenait de Cochinchine. Mais cette île qui le faisait tant rêver, le lasse vite. « Je commence à ne plus trouver partout que des désenchantements, je suis lassé déjà de tout ce qui me semblait attrayant autrefois. »
Puis ce sera le Sénégal, où il rejoint son ami Joseph Bernard – « Je n’ai aimé personne autant que lui, je l’ai aimé avec adoration ». C’est « une époque de paresse et de nullité », pendant laquelle il dessine beaucoup. Parallèlement, il vit une relation passionnelle avec une femme mariée, une Genevoise, qui aura un enfant de lui. À ses amis, il confie : « Je ne puis résister à mes passions, et toutes les folies me sont possibles. » De retour en France, pour oublier mais surtout parce qu’il se trouve laid et trop petit – « Je voudrais être beau, absolument beau ; il n’y a que cela au monde qui ne trompe pas » – il se forge une musculature d’athlète à l’école de gymnastique de Joinville avant d’embarquer pour le Levant « où tout est pillage et sens dessus dessous ». À son arrivée à Salonique, des condamnés à mort pendent à des potences sur les quais. Mais plus souvent à terre qu’à bord, il fait vite une double rencontre, un portefaix, Daniel, qui deviendra son fidèle serviteur, « un diamant brut enchâssé dans du fer », et une jeune femme, Hakidjé, l’épouse d’un riche commerçant, une circassienne aux sens et à la curiosité exacerbés par la claustration, qu’il voit régulièrement au risque de sa tête et de toutes sortes de complications diplomatiques. « C’est pour elle que j’ai appris la langue turque. » Une aventure qu’il relate à ses amis officiers, qui le pressent d’en faire un roman. Ce sera Aziyadé, un livre non signé.
« dans ce monde, moins on écrit, moins on fait de littérature, moins on s’occupe d’art, moins on est malheureux. »
Épicurien, hédoniste jusqu’à l’excès, lucide jusqu’au cynisme, il se jette à corps perdu dans une quête tragique des sens. « J’ai pour règle unique de conduite de faire toujours ce qui me plaît, en dépit de toute moralité, de toute convention sociale – Je ne crois à rien ni à personne, je n’aime personne ni rien ; je n’ai ni foi ni espérance. » Nature puissamment érotique, il ignore la distinction des sexes et ne cesse de chercher l’amour. Le temps d’une escale de 36 jours à Nagasaki, sur la route de la Chine, il écrit à un ami comment il a épousé « pour un mois renouvelable, devant les autorités nipponnes, une certaine Okané-San » qui partage son logis. Une réalité qu’il transposera dans Madame Chrysanthème. À son retour en France, il épouse une héritière de petite noblesse bordelaise, Blanche Franc de Ferrière. Un mariage arrangé qui est un fiasco. « C’est un immense malheur d’être marié comme je le suis (…) ; d’avoir une pauvre petite femme sur qui je ne puis me reposer en rien (…), chez qui tout est inconsistance, surface, affectation, et qui fait mon foyer vide. » Et quelques années plus tard, alors qu’il a fait du Pays basque son pays d’adoption, il persuadera une jeune femme de 17 ans sa cadette, Crucita Gainza, de devenir une sorte de seconde épouse, et de lui donner « des enfants basques ». Elle aura trois fils dont le dernier décédera.
Si le marin, l’homme des départs et des adieux incessants, si le jouisseur et le Loti tiraillé entre bonheur de vivre et doute existentiel, occupent une large part de la correspondance, l’écrivain n’est pas en reste. Celui qui est passé de l’École navale à l’Académie française – élu contre Zola, en 1891, et devenant, à 41 ans, le benjamin de ladite Académie – a vite compris que les quais de la Seine sont tout aussi indispensables à l’écrivain que ceux du port au marin. Et d’aller à l’abordage des salons, d’échanger des missives avec Juliette Adam – qui dirige la Nouvelle Revue et joue un rôle de mère spirituelle et intellectuelle –, avec Alphonse Daudet, Ludovic Halévy, Ernest Renan, Judith Gauthier ou Sarah Bernhardt, qui l’appelle « Pierrot le fou », et à qui il fait part de son rêve de l’emmener courir les mers. D’échanger aussi avec quelques admiratrices – la reine de Roumanie, Alice de Monaco – ou un jeune auteur inconnu à qui il exprime sa conviction que « dans ce monde, moins on écrit, moins on fait de littérature, moins on s’occupe d’art, moins on est malheureux. »
Enfin, il y a le soldat, l’officier qui témoigne des massacres lors de la prise de Hué (1883), qui dit l’horreur de la guerre, qui s’emporte contre ces gens à Paris « qui ont des haut-le-cœur, qui poussent des cris de femme nerveuse quand on vient leur dire comment les choses se passent, et à quelle affreuse besogne ils les ont envoyés, ces pauvres matelots ». Qui, lors du sac de Pékin, témoigne. « Il se passe des scènes à fendre l’âme. Du temps des Ostrogoths, on ne faisait certes pas mieux. » Ce qui ne l’empêche pas de participer au pillage. « J’étais parti avec une valise, et je reviendrai avec un énorme bagage. » De quoi remplir la salle chinoise de sa maison de Rochefort, après les « chambres » océanienne, turque et arabe.
Constamment changer d’âme et d’apparence, se mêler, déguisé, au peuple, chercher le pittoresque, faire de l’ailleurs un miroir, Loti ne pense pas pour penser mais pour suivre son instinct, satisfaire un besoin d’enchantement. Réagissant au seul aspect des choses, il vit en sympathie quasi organique avec ce qu’il voit, sent, goûte ou touche. Une forme d’observation participante qui lui permet de sentir par toutes les fibres sensuelles de son corps, par toute son intelligence la fin d’un monde. Et comme pour conjurer l’inexorable usure des choses, de chacun de ses voyages naissait un livre. Livres d’un conteur qui a fait mieux que raconter des mondes en train de finir, qui les a réinventés, remodelés pour les adapter à ses propres rêves et à ceux de lecteurs assoiffés d’ailleurs et de mystères. Fidèle en cela à sa devise : « Mon mal j’enchante ». Et fidèle à sa génération, celle d’une fin de siècle toute en sensations et abandons crépusculaires.
Richard Blin
Mon mal j’enchante.
Lettres d’ici et d’ailleurs (1866-1906)
Pierre Loti
La Table ronde, 591 pages, 30 €
Pierre Loti, une vie de roman
Alain Quella-Villéger
Calmann-Lévy, 446 pages, 21,90 €
Histoire littéraire Pierre Loti intime et hors légende
André Breton le trouvait idiot mais Proust récitait par cœur certaines de ses pages. Chimérique et contradictoire, fragile et indomptable, Pierre Loti déconcertait. Un choix de ses lettres d’ici et d’ailleurs nous le montre sans fard.