J’ai rencontré Maurice Pons avec Les Saisons, comme tous ses lecteurs, je suppose. Les Saisons ! Livre unique. J’étais déjà dans le monde de Pons à ce moment-là, en train de raconter une guerre indéterminée, une compagnie de soldats isolés, types grotesques donnés par des dessins de Denis Pouppeville, j’avais trouvé dans Les Saisons ces extraordinaires figures qui tenaient de l’humanité indécise entre l’animal et le dieu, le petit dieu archaïque, capricieux, faiseur de niches, et elles sont venues habiter mon imaginaire. Mais avec le recul je comprends que ce que j’ai retenu de Pons, dont j’ai lu ensuite la plupart des récits, est bien plus essentiel, et avant tout la différence entre les histoires que raconte son répertoire apparemment hétéroclite et la marque profonde de sa patte, sa narration, structurée selon des principes très réguliers qui animent des récits apparemment sans rapport de style ou de thèmes et qui pourraient sembler écrits de mains différentes.
L’un des principes de narration de Pons est un tour de force littéraire qui se lit de la façon la plus apparente dans Métrobate (1951), et qui consiste à séparer le récit du narrateur, un tout jeune garçon naïf et le récit du lecteur qui puise dans sa culture plus complète, sa réflexion plus avisée, des clés de compréhension que le narrateur n’a pas. Pons, de cette façon, produit non pas un mais deux textes à partir d’un même récit, comme s’il avait trouvé le chant diphonique en littérature. Ce principe se retrouve dans Les Saisons (1965), publié quatorze ans plus tard, avec un décalage entre le journal du narrateur qui interprète ce qui se passe dans cette communauté où il est l’étranger, et ce que le lecteur peut comprendre d’après le récit des mêmes événements, pourtant racontés d’un point de vue d’étranger, et c’est une subtilité supplémentaire : ce n’est pas le personnage qui raconte mais la narration ne quitte jamais la vision de l’étranger dont le trait est précisément de ne pas pénétrer le sens de ce qui se passe.
Ce décalage entre narrateur et lecteur se retrouve encore dans Le Passager de la nuit (1960), récit pourtant complètement réaliste, à l’opposé des Saisons. Le personnage y raconte ce que le lecteur doit comprendre hors du champ de la conscience de ce narrateur, qui réduit le réel à sa conduite, sa voiture-bolide, sa vitesse, son trajet, et cet homme silencieux sur le siège passager. Et c’est le deuxième principe structurel de Pons, le plus important pour moi : l’abstraction. Tous ses récits, même le plus réaliste, se situent dans un monde abstrait. C’est dans cette abstraction que peut se déployer la logique, la loi propre au récit. Et c’est ce qui se passe plus radicalement encore, des années plus tard, dans le recueil Douce-amère (1985), dont les récits sont des situations paradoxales à la limite du surnaturel et du rêve. Pons mathématise le récit, il l’extrait discrètement du contexte réaliste pour produire ces tours joués par le réel et qui font...
Dossier
Maurice Pons
Le chant diphonique en littérature
avril 2023 | Le Matricule des Anges n°242