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Domaine français Vers les hauts

mai 2023 | Le Matricule des Anges n°243 | par Dominique Aussenac

L’écrivain suisse Jean Prod’hom revient sur une rencontre déterminante et entonne un chant à la nature, bucolique, lyrique et grave.

À raison de quatre ouvrages, courts mais très denses, en dix ans, Jean Prod’hom dévoile, en une sorte d’effeuillage aussi poétique que philosophique des pans de sa présence au monde. En 2014, avec Tessons (D’autre part), il offrait sa collection de fragments de poterie trouvés sur des plages. En 2015, avec Marges (Traces du temps), il confiait son blog lesmarges.net dans lequel nous découvrions entre autres sa correspondance avec Pierre Bergounioux – autre spécialiste des pleins et des déliés, de la contemplation et de la lenteur – et ce au milieu d’excursions en montagne et de rencontres aussi marquantes que fugaces. En 2019, Novembre (D’autre part) révélait un périple sous la pluie dans la région des Trois-Lacs, près de Neuchâtel. En filtrait une eau précieuse, quintessence de la Suisse dans laquelle apparaissaient les visages du cinéaste Alain Tanner, de l’anthropologue Alfred Metraux, des écrivains W.G. Sebald ou Robert Walser…
Il y a dans chacun de ses livres une immense nostalgie de l’enfance (l’habitant du Haut-Jorat a exercé trente ans comme enseignant). Avec Élargir les seuils, superbe titre pour un livre évoquant la nature, les perceptions et l’éducation, il tente d’expliquer à l’aune de sa propre expérience comment la perte de l’enfance peut conditionner un réel glacé, marchand et égoïste. « L’homme s’est si bien consacré à cette tâche de purification que sa vie a pris toujours davantage les couleurs d’une course acharnée contre la mort. Il tend à oublier la gratuité essentielle à laquelle nous ramène le nom même de détour, dans ce qu’il recèle de sinueux et de buissonnier, de facultatif et d’indiscipliné, de relâché, de négligé, de détaché.  » En exergue, Prod’hom place cette phrase de Fernand Deligny, poète, éducateur, un des premiers à considérer et à travailler avec des enfants autistes : « Le langage mène à tout. D’aucuns n’en reviennent jamais. » Est-ce l’éducation, l’accès au langage qui vont générer un tel décalage entre un Eden à jamais disparu et ce commerce frustrant que nous vivons actuellement en société ? « L’expérience intérieure a beau vouloir aller de son pas et l’âme s’émanciper au milieu des fleurs, des bêtes et des pierres, toutes deux ont à composer avec les collectifs qui nous accueillent au lendemain de notre naissance. »
L’ouvrage nous invite à retrouver un berger dont la rencontre a bouleversé la vie de l’auteur, adolescent perdu, qui se réfugiait dans la lecture de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel. Ce berger à la figure sage de patriarche, qui utilisait une ficelle en guise de ceinture, c’est un peu l’Arlésienne, ainsi qu’un miroir et Prod’hom, trente ans après, aura beau partir à sa recherche, il ne trouvera que sa tombe, y élevant un memento mori saisissant, un hymne pour que nous puissions « nous détacher et nous laisser emporter, soufflés et dispersés, comme les samares des pissenlits. »
Élargir les seuils est composé de cinq chapitres presque indépendants qui font que les interrogations sur l’enseignement restent un peu en suspens, balayées certes par un souffle libertaire revigorant, mais peut-être pas assez étayées. Faut dire que l’inné ou l’acquis, la nature ou la culture, le vrai et le faux engendrent des nébuleuses depuis la nuit des temps…
Ce qui subjugue, avant tout, chez Jean Prod’hom, c’est une sensibilité poétique remarquable associée à l’élégance d’une écriture. Vive comme un torrent, miroitante à l’instar de la lumière, vraie comme un écho dans la vallée… « S’il nous faut beaucoup d’années pour ne plus consacrer nos heures à l’exercice exclusif de la raison et de la preuve, il nous en faut plus encore pour accepter l’insensé, le ciel et les rivières, l’éphémère, le jeu de l’éveil et du déclin, de la tension et du relâchement, de la vie et de la mort. Et de nous en satisfaire. »

Dominique Aussenac

Élargir les seuils
Jean Prod’hom
Labor et Fides, 114 pages, 15

Vers les hauts Par Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°243 , mai 2023.
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