Espérons que ce roman riche et incroyablement captivant sera le premier d’une longue carrière pour une autrice dont le talent et l’imagination lui permettent d’écrire tout ce qu’elle veut. » C’est le New York Times qui l’écrit et c’est ce qu’on appelle un baptême en bonne et due forme, un adoubement au champagne. Contredira-t-on le prestigieux quotidien américain ? No way, tout est rigoureusement vrai dans son appréciation. En revanche on peut préciser la nature et la portée de quelques-uns des termes avancés ici pour saluer l’entrée sur la scène littéraire d’Erin Swan, cette jeune quadra prof d’anglais qui vit à Brooklyn. Jusque-là elle n’avait publié que des nouvelles en revues, ce qui rend d’autant plus impressionnant ce foisonnant premier roman judicieusement repéré par la maison d’édition Gallmeister. Sur près de 500 pages, l’Américaine s’intéresse à une lignée sur le temps long, depuis Samson, chasseur de bisons en son Kansas du dernier tiers du XIXe siècle, jusqu’à Moon, sa lointaine descendante deux siècles plus tard, qui vit sur la planète Mars, en passant par Bea et Paul, ancrés, eux, du côté du Missouri. Portée en alternance par une demi-douzaine de voix principales, auxquelles se mêleront d’autres personnages à peine moins secondaires, cette fresque familiale au long cours se présente sous la forme d’une narration éclatée. Si ce principe de la construction non-chronologique, parfois enchâssée, est exigeant pour le lecteur, il n’en reste pas moins qu’on ne lâche plus le roman quand on l’a commencé. Erin Swan aurait pu se contenter de ce seul côté saga, déjà ambitieux, mais, dans le même temps, à la fois en toile de fond et en ressort romanesque, elle déroule ce qu’on appelle désormais outre-Atlantique une climate fiction, cli-fi en abrégé. Pour cet aspect notamment, l’autrice reconnaît volontiers diverses influences, qu’il s’agisse de La Route de Cormac McCarthy ou du plus récent Station Eleven, ce roman de science-fiction post-apocalyptique de la Canadienne anglophone Emily St. John Mandel, paru en 2014, année, d’ailleurs, où le projet d’Erin Swan commençait de germer.
La double dimension – saga familiale et fiction climatique – fonctionne parfaitement parce que Swan a fondu ces deux lignes de force narratives en une seule. En pénétrant ainsi l’épaisseur de l’histoire de chaque membre de cette lignée, le roman donne progressivement à voir la trame écologique via les agents d’un irréversible changement de la face du monde (tremblements de terre, ouragans, incendies, tempêtes de glace, montées des eaux…). S’y jouent donc les relations, plus ou moins directes, et la transmission entre les figures de cette famille à travers le temps, mais aussi les relations entre l’homme et la nature, entre l’humanité et son environnement terrestre. « Il la sent aussi, la peur de l’avenir. Il se remémore la tornade de sa jeunesse, ce doigt nonchalant qui effleurait la terre. Les rues inondées de la Nouvelle-Orléans. La terre fissurée du Mexique. Sa fille va devoir grandir dans ce monde », pense Paul, dont la fille Kay « redoute la fin du monde ».
Sans débauche d’effets spéciaux artificiels, toute la partie concernant la colonisation de Mars, « l’étoile rouge », pose évidemment la question de l’évolution et de la survie de l’espèce humaine, sa présence dans l’univers. Chaque séquence narrative est prenante, qu’elle mise sur la psychologie, l’onirisme, l’épique, ou mêle le presque fantastique au quasi horrifique, comme dans ce passage où une communauté de femmes en 2046 redoute de probables cannibales, clin d’œil aux maraudeurs de McCarthy. Si l’esprit de résilience, version survivaliste de l’esprit pionnier américain et fil conducteur entre les lieux et les époques, caractérise les différents petits romans dans le roman, l’attachement d’Erin Swan à la notion de création est non moins viscéral. Tous autant qu’ils sont, les protagonistes créent quelque chose : qui une ville flottante, qui des poèmes ou une chronique mémorielle, qui des peintures… Parcourir la terre disparue serait alors le grand récit polyphonique de la création, qui est le propre de l’homme, malgré le tragique d’un monde hostile. Créer, oui, cette insatiable faim du monde.
Anthony Dufraisse
Parcourir la terre disparue
Erin Swan
Traduit de l’américain par Juliane Nivelt
Gallmeister, 495 pages, 25,80 €
Domaine étranger Faces contre terre
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Anthony Dufraisse
Deux siècles d’histoires d’une lignée sur fond de changement climatique, c’est l’ambitieux premier roman de l’Américaine Erin Swan.
Un livre
Faces contre terre
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.