Depuis que son Train zéro (1994) a traversé le paysage littéraire, sans s’arrêter, Iouri Bouïda est l’un des écrivains russes à suivre, et son Abominosaure confirme l’intérêt qu’on lui porte. Dans cette novella, rapide et sans bavure, Bouïda campe un personnage qui oscille entre le grotesque et le métaphorique. « Personne ne savait ce qui pouvait lui passer par la tête la minute suivante, à ce taureau à moitié débile. Il était très grand, large d’épaules, avec un mufle plat et une petite tête au bout d’un long cou. Un troglodyte. Un dinosaure. Un abominable tétrapode. » Sans que l’on sache s’il incarne un simple idiot du village ou la population russe sans voix, voire les deux successivement, il représente à la fois la force brutale et l’inspiration des êtres nés avec l’étoile au front. « Le grand-père de Galina Ivanovna avait été prénommé Vilor (Vladimir-Illitch-Lénine-Octobre-Révolution) et son premier mari s’appelait tout bonnement Revokat. Et là – Ismaël. Bon, d’accord. De toute façon, personne ne l’appelait Ismaël. Au jardin d’enfants, on l’appelait Michkine-le-fumier. (…) Et à l’école on l’avait surnommé Godzilla. » Avec clin d’œil à Moby Dick qui vaut peut-être aussi pour Bartleby, l’enfant manifeste un sixième sens qui lui permet de révéler les lieux d’inhumation cachés des victimes de crimes, ce qui n’est pas sans poser problème à ses concitoyens (certains avaient cru se débarrasser à bon compte d’un tyran domestique). Mais c’est lui qui remet en lumière un portique monumental marquant l’entrée d’une zone taboue où ne se trouvent que « de la pierre, du fer, de la mousse et de la peur ». La colossale entrée était celle d’un camp, les cadavres ceux des victimes des purges de Staline.
Comme un résumé de l’histoire russe du siècle dernier, Iouri Bouïda use du truchement d’une force de la nature à peu près décérébrée pour distiller efficacement les ironies de l’Histoire. Avec pour morale ce constat terrible : « On n‘aurait pas survécu si l’on n’avait pas appris à oublier tout ça. »
Éric Dussert
L’Abominosaure
Iouri Bouïda
Traduit du russe par Sophie Benech
Interférences, 88 pages, 14 €
Domaine étranger L’Abominosaure, d’Iouri Bouïda
juin 2023 | Le Matricule des Anges n°244
| par
Éric Dussert
Un livre
L’Abominosaure, d’Iouri Bouïda
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°244
, juin 2023.