La querelle est vieille comme l’écriture. « Tout est dit » prétend La Bruyère dans l’incipit de ses Caractères, « Rien n’est dit » affirme Ducasse renversant ce même incipit dans ses Poésies, « Tout n’est pas dit » lance Philippe Jaccottet qui place la littérature sous le signe d’un présent « lui-même partagé entre la mémoire conservée du passé et le désir vivant de l’avenir ». Derrière ces trois variations dont le jeu contradictoire fait sens, se profile ce qui fait l’enjeu de l’idéal moderne, dont l’époque a décrété la mort, et que Philippe Forest défend et analyse tout en questionnant notre présent afin d’y découvrir le désir d’une parole littéraire qui ne renonce pas à l’exigence de dissidence et manifeste, qu’aujourd’hui comme toujours, « rien n’est joué ».
Avant de dire comment et pourquoi il faut être moderne malgré la fin proclamée de la modernité, Forest revisite l’histoire de celle-ci. Elle recoupe celle des avant-gardes du XXe siècle, qui se signalent par le désir d’une rupture, d’une révolte et l’ambition de s’engager sur la voie d’une triple révolution poétique, théorique et politique. Leur histoire n’est qu’une suite de crises obéissant à un mouvement de balancier qui va de l’allégeance à un discours philosophique et politique à l’émancipation de celui-ci. Puis il questionne la vision épique et progressiste du modernisme qui suppose qu’une rupture aurait eu lieu dans l’histoire esthétique, rupture séparant un régime ancien de l’œuvre d’art – dépendant de la mimésis – d’un régime nouveau, affranchi de ce principe d’imitation. Ce qu’il conteste en montrant qu’esthétique de l’imitation et esthétique de l’invention ne vont pas l’une sans l’autre et qu’il s’agit toujours pour l’artiste de faire apparaître ce que la réalité recèle de toute éternité et qui, sans lui, serait resté invisible.
De la même façon ne s’opposent pas le « textualisme » – fruit de l’« appel du texte », commandé par le rêve d’une poétique pure évacuant tout souci du monde – et le « réelisme » – plutôt que le réalisme – qui répond à « l’appel du réel », de ce qui en lui est réfractaire à toute représentation – mystère, inconnu, merveilleux, qui exigent pourtant d’être dits. Et Forest d’indiquer comment se trouvent liées les unes aux autres les catégories de « moderne », de « texte », de « réel », et combien c’est au nom d’un réel « plus réel que la réalité » que s’opère la rupture dont se réclament modernités et avant-gardes. Jusqu’au tournant des années 1980 qui voient se manifester une sorte d’adieu à l’idéal moderne, avec retour du Je, réaffirmation de la dimension psychologique du roman sous la forme de l’autofiction, et résurgence d’une littérature réassumant ses dimensions expressive et représentative. C’est Barthes avouant que « tout d’un coup », il lui était devenu « indifférent de ne pas être moderne ». C’est l’annonce de « la fin de l’Histoire », de la fin de la croyance programmée en un progrès, politique et artistique. Avec cette fin des « grands récits » (Jean-François Lyotard) débute l’ère du post-modernisme, présenté tantôt comme un antimodernisme, tantôt comme un ultramodernisme. En réalité, dit Forest, on a moins assisté à une fin des idéologies qu’à la mise en place d’une « idéologie de la fin » visant à justifier l’hégémonie de « fausses valeurs » – le « consensus », la « réconciliation », la « résilience » – dont il montre comment la littérature d’aujourd’hui vise, pernicieusement, à les exprimer, à les diffuser, à les imposer.
La question est donc de savoir comment rester fidèle, l’Histoire fût-elle finie, à ce négatif qui définit essentiellement l’idéal moderne ? Face au triomphe du « néo-naturalisme » et d’une littérature inoffensive et insignifiante dont le rôle n’est plus de « transformer le monde » (Marx) ni de « changer la vie » (Rimbaud) mais de dire « comment il convient de se réconcilier avec la réalité », il appartient au vrai roman de faire apparaître la réalité d’une manière plus inquiète, en aménageant en son sein une place pour ce « réel » qui l’invalide en partie. Un réel où se manifeste la présence de cette part d’« impossible » en vertu de laquelle nous nous relions à la vérité de nos vies. Le but de la littérature est de montrer de quelle étoffe de songe nous sommes tissés, et de témoigner de la « part maudite » (Bataille) qui se découvre en nous lors de la jouissance artistique, de l’effusion mystique, du rire, de l’ivresse, du rapport à la mort. L’écrivain n’a ni à servir ni à réparer le monde mais à aider à penser par-delà le Bien et le Mal.
Richard Blin
Rien n’est dit. Moderne après tout
Philippe Forest
Seuil, 464 p., 23,50 €
Essais Rien n’est joué
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Richard Blin
Retraçant l’histoire de la modernité, Philippe Forest défend une parole littéraire s’appuyant sur une expérience irréconciliée du monde, une parole de révolte contre la tyrannie positive du présent.
Un livre
Rien n’est joué
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.