Un roman, un voyage, une complainte, une déclaration d’amour, une déchirure : Vers la mère est un peu tout ça à la fois. Dans ce premier roman de la Colombienne Lorena Salazar, une mère et son fils descendent le fleuve Atrato, barrière, frontière mouvante, physique, initiatique. La mère est blanche. L’enfant est noir. Ils n’ont de lien que celui de l’amour absolu qu’elle lui porte qui en fait son fils, absolument. Et ce voyage en bateau c’est la seule, l’unique manière qu’elle a trouvée pour ralentir le temps alors qu’elle l’emmène vers sa mère biologique, Gina, qui le lui a abandonné à sa naissance. Parce qu’elle en avait d’autres, parce qu’elle en avait trop, parce que pourquoi pas.
Le périple en pirogue dure plusieurs jours – quand la navette rapide aurait mis sept heures seulement –, plusieurs jours de rencontres de hasard, dans une atmosphère lourde, poisseuse, dangereuse, que les éclats de rire de l’enfant, ses questions naïves, allègent par instants. « L’enfant est un enfant partout, il ne se restreint pas, ne ressent pas la honte, ne sent pas le danger. »
Tout au long du récit, la dichotomie entre mère pas mère et fils, le blanc, le noir, impose en quelque sorte son rythme au récit. C’est elle qui alimente les souvenirs, l’histoire de l’enfant, l’histoire de la narratrice, son enfance, son adolescence, les regards puis les questions des gens. Pourtant, mère, elle l’est pleinement, emplie, nourrie, assise par son amour inconditionnel. « C’est toi la maman », dit l’enfant. « Cheveux de maman pyjama de maman, mains de maman. Tu as raison je suis la maman », dit-elle. Est toute leur histoire, tout le récit que construit Lorena Salazar est empli de ces moments mère-fils. Des moments de riens partagés, immenses, et qui tissent un lien indéfectible : une papaye comme le ventre d’une primipare ; les tractations autour des dents tombées ; l’apprentissage du vélo ; et les jeux : « être une maman c’est inventer des jeux du matin au soir. »
Sur le bateau, tandis que s’égrènent les souvenirs et les histoires, l’enfant grandit. Il apprend, il découvre, il s’éloigne. Il a moins besoin déjà et pourtant tellement encore. Le trajet sur le fleuve se fait voyage initiatique, raconte des possibles, fragmente le temps, propose des au-delà : au-delà la maison, l’école, les bras de maman. Le décalage subi par cette mère qui n’en est pas une mais qui pourtant l’est pleinement paraît toujours plus grand ; et dans le même temps, il ne viendrait à l’esprit de personne de contester sa maternité. Elle est tout pour l’enfant, sans mensonges. Elle a répondu aux questions : lui noir, elle blanche ? Il sait. Et la descente du fleuve est un élément de savoir supplémentaire.
Un élément de savoir, et un portrait esquissé du pays. Le long du fleuve on croise des habitants, des villages en feu, des pillages pour presque rien, des hommes en armes, des ombres dans la forêt. On entend au loin des coups de feu. Rien dans ce voyage n’est durablement serein. La jungle est traîtresse et les hommes, FARC ou paramilitaires, violents. Mais Lorena Salazar calme le rythme, cale son écriture sur les respirations du fleuve, chante, poétise le réel. À bord de la pirogue, elle réinstalle une société en vase presque clos et reconstruit les codes et repères sociaux en vigueur à terre, et unit des passagers confrontés le temps du voyage à une expérience intime de vie commune.
Et puis comme pour tisser l’ensemble, Lorena Salazar écrit par sensations. Des lumières, des moiteurs, des odeurs. Les poissons, les oiseaux, la pluie, les bruits. Elle livre un récit organique, et raconte un monde heurté par l’histoire colombienne. Le conflit. Les armes. La mort. Autant de suggérés, qui deviennent brutalement réalité. Et clôturent le voyage.
Julie Coutu
Vers la mère
Lorena Salazar
Traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon
Grasset, 260 p., 19,50 €
Domaine étranger Sur le fleuve, et un peu plus loin
juillet 2023 | Le Matricule des Anges n°245
| par
Julie Coutu
Au fil de l’eau, dans la province colombienne du Choco, un voyage mère-fils comme un chant d’amour.
Un livre
Sur le fleuve, et un peu plus loin
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°245
, juillet 2023.