Le titre peut intriguer. Olivier Gloag, universitaire enseignant en Caroline du Nord, l’explique à la toute fin de cet ouvrage concis et enlevé : « Oublier Camus tel qu’on nous le présente, c’est (…) permettre de jeter un regard plus lucide sur les faux-semblants d’une certaine gauche qui masque insidieusement son racisme et son impérialisme avec une fausse universalité, qui masque aussi la lutte de classe avec un égalitarisme de façade, cette gauche dont Camus est devenu un des emblèmes ». L’introduction, polémique, pointe cette sorte d’unanimité suspecte autour d’Albert Camus, au-delà de la gauche : « il est doctement invoqué par toutes sortes de gens, toujours sur un ton à la fois sobre et admiratif : on se saisit de Camus parfois sincèrement – tel un croyant invoquant un saint – mais, bien souvent, de manière plus cynique » – et de citer le cas du président Macron admirant « Noces à Tipasa ».
Au cœur de cette entreprise de relecture attentive se pose la question du rapport de Camus à l’Algérie : non seulement à la guerre d’Algérie mais à l’entreprise coloniale elle-même et à la terre d’Algérie, à ce qui fut pour Camus, jusqu’à la fin sans doute, sa terre natale, bien plus que la métropole. S’il fut, avant la guerre, un défenseur du projet Blum-Viollette (octroyer la citoyenneté française et donc le droit de vote à une minorité d’Algériens, moins de 3 % d’entre eux) et s’il dénonça, dans ses reportages sur la Kabylie, le sort réservé aux indigènes, c’est qu’il demeura toujours en vérité partisan d’un « colonialisme à visage humain ». Avant même que son opposition farouche à la violence du FLN ne devienne pour lui un leitmotiv, il s’opposa rapidement au Parti communiste algérien et à toute revendication d’une pleine indépendance, d’où qu’elle vienne, revendication qu’il jugeait « irréelle » en 1958. Olivier Gloag rappelle que Jean Sénac s’interrogea sur les prises de position ambiguës de Camus, qu’il appelait son « frère serpentaire », avant de rompre avec lui. L’analyse proposée ici de L’Étranger comme d’un « roman-déni » est également particulièrement troublante : non seulement Meursault est étranger à la réalité coloniale mais encore il assassinerait l’Arabe – qui n’a pas même un nom – parce que celui-ci, présent sur la plage et l’aveuglant par le reflet du soleil sur son couteau, « interrompt et dérange sa communion avec la nature » et lui vole ce que Meursault estime devoir lui appartenir : cette terre et cette mer. Si les pages consacrées à La Peste sont un peu trop rapides (la peste y symboliserait « la résistance du peuple algérien à l’occupation française », une « maladie mortelle du point de vue des colons »), celles qui se penchent sur Le Premier Homme analysent comment cette dernière œuvre de Camus dissimulerait une sorte de défense et illustration du bon colon et une critique de ces « traîtres à la patrie coloniale » que seraient tous les Français qui luttent pour l’indépendance algérienne.
Se trouve parmi eux, bien entendu, Sartre – et Olivier Gloag revient sur la relation entre les deux hommes, leur amitié quelque peu éphémère, leur rivalité littéraire et tout ce qui, en définitive, fit d’eux des ennemis politiques et idéologiques, la « mise au jour progressive d’un antagonisme irréductible ». Il n’est pas inutile de rappeler, face à ceux qui aujourd’hui non seulement critiquent mais renient Sartre, qu’il entra en résistance dès 1941 avec son groupe Socialisme et liberté, rejoignit rapidement le Comité national des écrivains et fut l’un des premiers à dénoncer l’antisémitisme criminel, en l’occurrence celui de Drieu la Rochelle, dans Les Lettres françaises. Camus, lui, attendit, semble-t-il, janvier 1944, pour se rapprocher de la Résistance. Alors que L’Homme révolté ou Les Justes seraient avant tout écrits contre le communisme, alors « horizon philosophique indépassable » pour Sartre, La Chute évoquerait un « monde anomique, sans valeurs », une « dialectique nihiliste » opposée en tout point aux engagements successifs (parfois erronés mais toujours sincères) de Sartre.
Le verdict est rude quant à ce que l’on fait souvent, en ces jours, des mots de Camus : « plutôt que les déclarations d’un homme libre nous n’avons là que butinages, moralisme et déclamations qui sont tout autant de slogans vides de sens ».
Thierry Cecille
Oublier Camus, d’Olivier Gloag
La Fabrique, 160 pages, 15 €
Essais Camus, mythes et limites
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Thierry Cecille
D’aucuns auraient fait de l’auteur de L’Étranger une intouchable icône pour éviter d’affronter des questions dérangeantes – Olivier Gloag s’y confronte.
Un livre
Camus, mythes et limites
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.