Cet essai commence par une impossibilité de dire. À un interlocuteur, imaginaire ou non, qui lui demande de « raconter sa vie », Günther Anders, né en 1902, répond : « Je ne puis me souvenir. Les émigrés en sont incapables. » Et de préciser plus loin que sa vie, comme celle d’autres qui ont dû fuir l’Allemagne nazie puis l’Europe, est justement « irrésistiblement disloquée en plusieurs vies distinctes » oublieuses les unes des autres. L’Émigré n’est donc pas l’autobiographie de celui qui a entre autres pensé la critique du progrès technologique, de l’ère nucléaire et du temps de la machine (L’Obsolescence de l’homme, 1956) ; qui fut le premier mari d’Hannah Arendt et par ailleurs le cousin de Walter Benjamin ; qui après avoir fui l’Allemagne pour Paris, puis la France pour les États-Unis, ne reviendra en Europe qu’en 1950, en Autriche car il refusera toujours de vivre à nouveau en Allemagne. L’Émigré ne « raconte » pas mais il pense un parcours, l’émigration ou l’exil, et ses conséquences en dressant la typologie des traits essentiels de ceux qui comme lui, à cette époque et pour des raisons précises, alors que d’autres mourront dans les camps, ont connu ces « bifurcations » successives. Sa quête profonde est celle d’un questionnement sur ce qu’« être là » signifie pour ces milliers d’hommes et de femmes dont il s’attache à décrire les cheminements sur de nouvelles terres : l’assimilation à tout prix, la suradaptation, la régression dans un état « pubertaire », une vie tout comme une mort « non valables », une existence « superflue », l’incapacité d’être ailleurs que « là-bas »… Et ceci avec l’écrasant « souci très commun de survivre », cette fatigue qui désigne la « pointe la plus humiliante de notre humiliation. Car celui qui manque du temps et de la force nécessaires pour laisser ses soucis véritables venir le tourmenter et le harceler, est dépossédé du droit d’avoir ses propres soucis et du droit d’avoir ses propres tourments. »
Cette « souffrance empêchée » et la honte qu’il en a éprouvée, Anders ne regrette pas de les avoir connues car la véritable expérience du monde est avant tout selon lui le fruit d’une inadéquation et d’une collision. C’est précisément ce qui fait « expérience » et que la « calamité du bonheur » décrit comme la raison d’être de la société contemporaine ne permet pas. Le philosophe consacre de très belles pages au rapport à la langue de l’émigré – notamment du plumitif émigré – pris de « balbutiements » dans la langue d’adoption et dans la langue maternelle. Ainsi perçu par les autres, un « balbutiant », il le sera tout à fait : « On pense à moi, donc je suis ».
Il est assez banal de souligner qu’un texte du passé résonne à notre époque, mais que souligner de plus ici pour conclure tant les phrases claires, ironiques et sans pathos de Günther Anders (le sort de celles et ceux assassinés en Europe est toujours présent en filigrane dans ce texte), décrivent ce que d’autres disent ou taisent de leur condition, après leurs traversées, d’où qu’ils viennent, aujourd’hui et près de nous ? C’est avant tout ces personnes qui pourraient juger aujourd’hui la justesse de l’essai d’un auteur qui clôt son texte avec une phrase qui n’a pour lui rien de paradoxal : « Mais aucun maître ne serait plus digne de recevoir nos hommages que le bon temps de notre misérable exil. »
Christophe Dabitch
L’Émigré
Günther Anders
Traduit de l’allemand par Armand Croissant
Allia, 61 pages, 7 €
Poches Les replis de l’exil
octobre 2023 | Le Matricule des Anges n°247
| par
Christophe Dabitch
Le philosophe Günther Anders éclaire en un court essai écrit en 1962 ce que l’émigration veut dire.
Un livre
Les replis de l’exil
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°247
, octobre 2023.