Après avoir lu la correspondance (1942-1976) que Jaccottet échangea avec Gustave Roud (Gallimard, 2002, édition établie par José-Flore Tappy) on espérait découvrir celle qu’il échangea avec Chappaz. Un vœu aujourd’hui exaucé grâce à cette même José-Flore Tappy. Elle commence, cette correspondance, suite à une note de lecture élogieuse de Jaccottet à propos de Verdures de la nuit (1945), le deuxième recueil de Chappaz, son compatriote et aîné. Touché par cette lecture, ce dernier lui écrivit en juillet 1946, ouvrant un dialogue qui allait durer plus de soixante ans.
L’un, Chappaz, est enraciné dans un Valais sauvage qu’il aime, chante et défend contre une modernité destructrice. Alpiniste, vigneron, grand marcheur à pied ou à skis, il passe sans cesse d’une maison à l’autre, comme si le changement de lieu lui donnait un regain d’énergie, et commence toujours sa journée par la lecture de quelques poèmes. L’autre, Jaccottet, a quitté son pays et s’installera, dès 1953, à Grignan dans la Drôme. Poète marcheur, il a fait de la confrontation physique avec le monde et de l’émotion ressentie devant la beauté d’un lieu, la source d’une volonté de dire et le cœur de sa poésie. Mais là où Chappaz brandit la poésie comme un étendard, là où il écrit pour faire tenir ensemble folie et raison, Jaccottet privilégie la retenue et la sobriété tout en revendiquant le doute et les tâtonnements. Deux natures très différentes, reconnaît Jaccottet, mais qui n’en poursuivent pas moins « les mêmes fuyants signes avec une même obstination ».
Centrées sur les rapports entre l’écriture et la vie, leurs lettres les aident à se penser eux-mêmes tout autant qu’à réfléchir à ce que peut être la poésie dans le désarroi de l’après-guerre. Conscients du naufrage d’une certaine poésie – « Je crois, dit Jaccottet, qu’une certaine altitude de lyrisme nous est, peut-être, désormais interdite » –, il s’agit pour eux de trouver les raisons de ne pas renoncer, de continuer à célébrer, tout en reconnaissant l’inutilité essentielle de la poésie.
Si tous deux ont une manière de parler du monde en ne l’expliquant pas, en laissant à l’insaisissable toute sa place, Chappaz le fait d’une façon parfois éperdue, veilleur parmi la grande désagrégation paysanne – il fustige la destruction de l’environnement et l’inéluctable transformation de son pays – louant sans cesse la montagne, lieu d’ascèse et d’épreuve spirituelle. Quand, dans La Haute Route – la route des glaciers qu’il suit à skis chaque printemps – il dit sa quête d’absolu entre ciel et terre, Jaccottet, dans les Chants d’en bas (troublant télescopage) explore à mots comptés les abîmes de la maladie et de la mort. Ce qui ne les empêche pas de partager la même admiration pour Gustave Roud, leur maître, de traduire les grandes voix de l’Antiquité, Homère pour l’un, Virgile et Théocrite pour l’autre ; d’avoir le même désir d’une poésie simple et nue, celle qu’évoque Jaccottet dans L’Orient limpide où il rend compte de sa découverte de la poésie japonaise. Y faisant allusion, Chappaz loue cette poésie « débarrassée de tous les grands mots quels qu’ils soient mais qui n’exclut rien, qui garde comme par distraction tout le mystère des créatures », et dit combien il adhère aussi à cette vue de la poésie même s’il croit devoir passer par une certaine destruction de lui-même, « par un certain chaos » avant d’accéder « à la délivrance, à la voix pure et sans prétention aucune » à laquelle il aspire, avec peut-être « un accent d’alléluia en plus ».
Si Chappaz loue chez Jaccottet « une attention qui fait naître ce qu’on voit », s’il dit attendre chacun de ses recueils « comme un objet de vie à goûter » – « J’éprouve physiquement ce que vous écrivez » –, Jaccottet, de son côté, avoue lui envier le « contact violent avec la réalité » qu’il a su garder, et une forme de foi dont il dit se sentir totalement incapable. Il se fera le passeur de son œuvre, non sans regretter « l’uniformité dans la surdité » à ce qu’ils aiment profondément tous deux. Et toujours il verra dans le Valaisan une boussole et un recours dans la nuit du doute. Profondément vraie, rythmée par les interrogations comme par les éloges, cette correspondance voit voyager la pensée de deux poètes s’en remettant, de la façon la plus démunie, à l’espoir qu’existe un lien profond entre le chant et l’être.
Richard Blin
Correspondance 1946-2009
Maurice Chappaz / Philippe Jaccottet
Édition établie, présentée et annotée par José-Flore Tappy
Gallimard, 320 pages, 23 €
Histoire littéraire Dissemblables mais complices
Si tout semble séparer Maurice Chappaz, le « catholique païen », et Philippe Jaccottet, l’homme du doute à la rigueur protestante, leur correspondance montre qu’ils partageaient la même idée d’une poésie de la présence.