Illuminations carcérales. Comment la vie en prison produit du religieux
Centre de recrutement pour apprentis djihadistes, incubateur de radicalisation… Depuis les attentats de 2015, politiques et médias nous la vendent comme un vivier de la contagion intégriste… et un rempart national à cette menace. Contre la tentation de la simplification et les effets grossissants du sensationnalisme, l’essai de Thibault Ducloux jette un pavé dans la mare de la prison. Élargissant le champ et prenant de la hauteur – légitimitées par 26 mois d’enquête de terrain –, ses Illuminations carcérales défrichent, sans présupposé ni idée préconçue, ce terrain miné et ultrasensible qu’est la naissance du phénomène religieux en détention. Entre 2014 et 2016, alors doctorant, Ducloux a arpenté quasi quotidiennement les quartiers, couloirs et coursives d’une maison d’arrêt (non nommée) et a patiemment construit, « dans un esprit d’embuscade » et grâce à l’« exceptionnelle “carte blanche” octroyée en urgence par le ministère de la Justice en contexte d’attentats islamistes », un dispositif expérimental de suivi de prisonniers. Sur la base du volontariat, ceux-ci étaient invités à partager leur expérience carcérale avec « le sociologue » (une anomalie ambulante en ces lieux : ni détenu, ni maton, ni flic), au cours d’entretiens ou d’échanges informels autour d’un pot de café ou d’une cigarette grillée. Le protocole méthodologique se voulait inédit : aborder le phénomène religieux avant qu’il n’apparaisse, à partir d’un corpus d’individus aux origines sociales et aux parcours très variés qui ne s’en réclamaient pas lors de leur arrivée en détention ; s’inscrire dans le temps long, depuis l’incarcération jusqu’à la sortie (transfert dans un autre centre, libération, voire fin tragique dans cet établissement le plus suicidogène de France) ; se fondre dans le décor, gagner peu à peu, au fil des discussions, la confiance des prisonniers ; attendre, sans rien susciter. Et enregistrer in vivo les états d’âme, décrypter les stratégies de survie, accompagner le désarroi, le désespoir, l’effondrement face à « la surproduction de problèmes et la pénurie de solutions ». Jusqu’à assister, au bout de quelques mois, de l’intérieur, chez près de la moitié de la trentaine de détenus suivis, à l’émergence d’un sentiment religieux, de quelque obédience qu’il soit.
Chez Louis, l’ancien avocat d’affaires condamné pour fraude fiscale et détournement de fonds, comme chez Sharif, petite frappe des quartiers accusée de complicité de meurtre, ou Demba, militant antifasciste condamné pour violence contre les forces de l’ordre, Ducloux identifie un même processus : quelles qu’aient été les stratégies d’adaptation à cette « boucle de Sisyphe » qu’est la prison, quand toutes les ressources théoriquement mobilisables (travail, formation, sport…) sont restées inaccessibles, quand toutes les tentatives de résistance à la dissolution et l’anéantissement de soi ont échoué, alors le religieux advient, « ressource des sans-ressources », et éclaire d’un jour nouveau la situation des détenus. C’est parce qu’elles apportent une « clé de narration » à une situation proprement inintelligible qu’elles reconfigurent en « destin », en chemin – de pénitence et de lumière –, que ces illuminations, plus soudaines et volatiles qu’une « conversion », s’avèrent vitales. En reconvoquant, dans une logique régressive inconsciente, les modèles familiaux de religiosité acquis dans l’enfance – lorsqu’ils en ont –, les détenus se sauvent eux-mêmes. Et, sans même chercher à se conformer aux attentes de l’administration pénitentiaire (être un « bon » prisonnier), entrent dans un cercle vertueux dont ils tirent des avantages concrets et qui réouvre leur horizon – avant d’en abandonner la pratique quand d’autres ressources deviendront à nouveau accessibles.
Avec ce portrait glaçant de l’institution pénitentiaire dans laquelle, en même temps que le chercheur, nous pénétrons, Ducloux démontre que les conditions de production du religieux « n’ont a priori rien à voir avec (lui) sinon qu’elles en précipitent régulièrement l’émergence », mais il dresse surtout en creux le constat d’une immense faillite. La prison ? Une « perversion sociologique », un instrument de déculturation brisant les hommes tout en prétendant les redresser et les intégrer. Au cœur de cet établissement ultramoderne, automatisé et totalement déshumanisé, les corps s’évitent, s’affrontent, s’abandonnent. Et ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage d’aborder ce continent noir avec humilité, sensibilité et intelligence, sans jamais occulter les difficultés, les doutes et les incertitudes du chercheur pour rendre compte de ces vies cabossées.
Valérie Nigdélian
Illuminations carcérales :
comment la vie en prison produit du religieux
Thibault Ducloux
Labor et Fides, 288 p., 22 €