Qu’est-ce qu’on peut bien trouver digne d’intérêt dans les déchets d’un ou d’une inconnue ? Il faut évidemment s’appeler Gaëlle Obiégly pour se pencher sur un tel cas, le sauver de sa disparition programmée, et en faire l’objet étonnant d’un douzième livre. L’écrivaine et performeuse poursuit une œuvre singulière travaillant une forme de récit de soi impersonnelle ou, c’est le cas dans ce nouveau livre, contenue dans d’autres personnes. À l’image de la conférencière de Totalement inconnu (Bourgois, 2022), son précédent roman, Sans valeur met en scène la parole et interroge le langage, ménageant des suspens de fabuleuse conteuse.
Celle qui « prend en charge » l’amas anonyme après un footing de trente minutes doit déménager à la suite d’une demande de relogement. Une situation qui la préoccupe d’abord en termes de place : « Car comment faire le vide ? Sans blesser personne ». Le petit tas d’ordures adopté, à qui elle s’adresse régulièrement, va ni plus ni moins envahir la tête de cette nouvelle propriétaire. D’un objet de divertissement, il devient l’occasion de productions artistiques et philosophiques. Qu’est-ce qui est digne d’être conservé ou non ? Une affaire d’archives et de temporaire, de possession et d’obsession, de vie et de mort. « Une chose (très) sérieuse » en somme, mais à la manière d’Obiégly, c’est-à-dire qui produit de la pensée l’air de rien, qui fait rire en prenant le réel (« avec son air abruti ») par les pieds la tête en bas.
Rien de très original, même si on ne peut pas tout dévoiler, dans ce petit tas d’ordures pour lequel s’éprend la narratrice jusqu’au « dévouement » : des photos amatrices, des mots, « un livre (important) qui au départ n’en était pas un »… Tout ce qu’elle y trouve pourtant, écrit-elle, lui « fait venir des idées ». D’ailleurs, le petit tas et l’œuvre d’art auraient en commun de contenir au moins une énigme. De même s’équivalent le tri et l’écriture : « faire le vide mobilise certaines facultés également indispensables à la production d’un récit ». Les clichés a priori ratés deviennent dignes d’intérêt précisément parce qu’ils sont impersonnels et témoins d’un temps : « c’est du présent qui a mal vieilli ». La valeur devient le seul prisme qui vaille le partage des mots et des choses : le déchet / l’archive, Dieu / le petit tas d’ordures, le placenta / le bébé…
Gaëlle Obiégly pratique une première personne qui n’est jamais seule. L’autre, ici l’inconnue, est un support et un soutien : « l’histoire que je romançais était la mienne. Mais elle me plaisait davantage, elle était plus légère que ma propre histoire ». Du côté du jeu et de l’échange : « les souvenirs d’une inconnue prennent la place des miens, disons qu’ils communiquent ».
Dans des notes plus foucaldiennes et bourdieusiennes, Obiégly n’omet pas le sens politique de l’archive : « il y a des vies qui ne produisent pas d’archives ». On apprendra également qu’il existe de nouvelles pratiques écologiques d’inhumation, « le compostage humain », qui lui semble à privilégier « en tant que cadavre ».
Flora Moricet
Sans valeur
Gaëlle Obiégly
Bayard, 80 pages, 14 €
Domaine français Transfert d’intimité
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Flora Moricet
La découverte d’un sac d’affaires hante la narratrice graphomane de Gaëlle Obiégly et lui fait poser des questions sur l’art, les choses et la vie.
Un livre
Transfert d’intimité
Par
Flora Moricet
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.