On s’accordera assez vite que ce n’est pas une supposée essence qui définit ce que l’on est, mais bien le devenir qui préside à ce que l’on sera et que peut-être l’on était. Cependant, on aura beau chercher dans la liste des poètes de la moitié passée du vingtième siècle italien, le nom de Gastone Novelli ne s’y trouvera pas, sinon par des liens entretenus avec, entre autres poètes, Edoardo Sanguineti et Elio Paglianari, ainsi qu’avec Claude Simon, Pierre Klossowski, mais aussi Beckett (avec qui un projet accompagnant le petit grand livre L’Image ne verra pas le jour). Pourtant, et par cet unique Voyage en Grèce (1966), Gastone Novelli (né à Vienne en 1925 et mort à Milan en 1968) nous revient en véritable poète, dans le sens non générique et selon sa définition maximale, qui est élargissement. Novelli fut donc et d’abord reconnu comme peintre (travail compris entre une abstraction minimaliste interrogeant les signes d’écritures, tels qu’on les trouve chez Klee par exemple, et une figuration implicite), avant que sa mort soudaine (post-opératoire) n’empêche le plus grand déploiement de son activité artistique. Aussi est-il devenu l’auteur d’un livre de poète sans l’avoir voulu, ni décidé, grâce à ce « Viaggio in Grecia » paru à Rome de son vivant. Par la langue qu’il rend et verse comme une semence dans nos oreilles, par la netteté des rapports qu’il parvient à dire en percevant un paysage, par une description sinueuse et complexe, mais toujours nette, Novelli donne à voir. À n’en pas douter, il entre par ce livre dans le cercle des grands écrivains de proses poétiques. On y comptera parmi eux Segalen, Monfreid, Michaux, Cendrars, Cingria, Bouvier ou l’unique Lovay.
Ce Voyage en Grèce, magnifiquement traduit, le confirme dès son premier paragraphe (le livre étant fait de montages de ses écrits de voyages en Grèce et en Crète) : « Le socle sur lequel repose ce territoire est constitué de matériaux qui ont la capacité d’incurver l’espace environnant de sorte que toute la région, dont ils constituent la base, reste enfermée dans une sorte de vide ». On ne saurait dire encore à quel voyage Novelli soumettra son lecteur, pourtant il sera pris, agrippé même, par la rapide-lenteur de ses panoramiques, ceux-ci nous embarquant à bord d’une fine coque de noix sur la mer bleu nuit. Cependant, précision aussi énigmatique qu’évidente, « aucun livre ne sert à ouvrir les noix » (« aprire le noci »), « le seul et unique guide qui vaille pour ce voyage, ce sont nos sens ». Novelli poursuivant aussitôt, et c’est ici encore d’autre sens qui se densifient : si le seul guide de ce voyage « ce sont nos sens, étant admis qu’il soit possible de les reprendre à la civilisation, sans perdre notre organisation mentale ».
La visée d’exposition, anthropologique, de Novelli mêle à son journal l’érotisme de ses perceptions aux sensualismes d’un repas de pauvre décrit, les notations architecturales de palazzi antici, celles de vases quasi cinétiques que des boutiques à ciel ouvert exposent, rompant ainsi avec tout didactisme académique, voire toute hiérarchisation des savoirs, pour en livrer une véritable science de l’homme (telle que Leiris la concevait par exemple en ses temps). La « synchronisation avec le dehors » (« con il di fiori ») que Novelli définit, par cette expression assez énigmatique, s’apparente à un processus de saisie et d’absorption étoilant d’indices son rapport au monde et au langage, lui qui dès 1943, à juste 18 ans, rejoignit un groupe de partisans, fut arrêté, emprisonné et torturé à Regina Cœli, avant de s’enfuir en juin 1944 avec l’entrée des troupes alliées à Rome.
Dans « Novelli ou le problème du langage » que Claude Simon, proche ami de Novelli, écrit en 1962 pour la Alan Gallery de New York, celui-ci y évoque un « langage (qui) n’est que fulguration, brève étincelle, bribes captées ». Ce double hommage, au peintre, et indirectement au bref mais si intense prosateur que Novelli fut par ce Voyage en Grèce, nous revient aujourd’hui comme une vraie grâce, elle étoile Novelli, l’œuvre y étant à hauteur d’homme, aussi sûre que son cerveau est chez lui « un tentacule du plexus solaire » de captations sauvages et vives.
Emmanuel Laugier
Voyage en Grèce,
Gastone Novelli
Traduit de l’italien par Thierry Gillybœuf (bilingue)
Suivi de « Novelli ou le problème du langage »
Claude Simon.
Crayon, pastel, peintures de l’auteur,
Éditions trente-trois morceaux, 111 pages, 21 €
Poésie La position du rêveur éveillé
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Emmanuel Laugier
Le Voyage en Grèce de Gastone Novelli se révèle un splendide poème en prose, onde mouvante de fragments qui augmentent le sentiment d’existence.
Un livre
La position du rêveur éveillé
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.