Tu es l’avenir met en avant un florilège de textes, d’une rare puissance langagière, constitué par un choix de ce que l’écrivaine aura publié entre 2014 et 2022. La traductrice et préfacière, Marina Skalova, restitue la portée militante et politique du travail littéraire de Galina Rymbu. Tu es l’avenir fait écho à l’histoire de la Russie post-soviétique, jusqu’à la plus récente actualité, à savoir la guerre en Ukraine dépeinte dans un long texte époustouflant de vérité, intitulé « traces ». Conçu dans la foulée de l’invasion de ce pays, où Galina Rymbu s’est installée depuis 2018, « traces » témoigne de l’événement, évoquant précisément la manière dont la guerre aura transformé la vie quotidienne en survie de tous les instants. Pourtant, c’est bel et bien contre cette terreur aux accents d’apocalypse que l’écrivaine entend faire face par son verbe : sa capacité à relater le désastre, intégrant témoignage et réflexion, rend sa parole comparable à celle d’Anna Akhmatova évoquant dans Requiem les geôles staliniennes.
Née en 1990 à Omsk, en Sibérie, dans une région qui fut un lieu de déportation sous Staline, mais aussi une zone dévastée par l’industrie pétrochimique et de l’armement soviétique dans les années 1950, l’auteure y aura suivi des études de philologie qu’elle poursuivra à Saint-Petersbourg en se consacrant à la philosophie. Son écriture reflète des thématiques liées au féminisme, à l’écologie, mettant en cause le régime russe. Les textes réunis ici se caractérisent par une écriture plurielle, expérimentale, à la fois narrative et imprégnée d’une dimension réflexive. Loin d’être impénétrable, la voix de Galina Rymbu se veut inventive, mettant au cœur de sa poétique la matière d’une geste affective, intime et collective. On y perçoit la nécessité de révéler la puissance d’« une douleur venue d’encore plus loin ». L’urgence d’écrire constitue un recours, où trouver refuge : « nuit où les missiles volent. / nuit où les vivants hurlent. / (…) et dormir dans son propre lit semble un luxe, / que je ne soupçonnais pas avant. / un luxe-noter quelque chose tranquillement, / se surprendre en train de penser. Le luxe du calme. / le luxe de déplier les pensées. Le luxe de l’écriture. / le luxe de pouvoir fixer. / le luxe de respirer… » Le vivant, et toute pensée de celui-ci, sous le coup d’une menace de destruction et de mort, l’écrivaine en rend compte par une parole « qui gît dans sa perte ». « La langue-abri », c’est aussi celle qui est susceptible d’être gagnée par une sorte d’annihilation : « Ma langue » désignant la langue russe, tout aussi bien la langue parlée par les soldats, devenant « lalangue » puis « l’alangue ». Contre ce « monde enténébré », dit aussi Galina Rymbu, « toute langue trébuche ». « traces » rend compte d’une pensée sur la violence intrinsèque au fait guerrier, et sur la nécessité de faire valoir un espace de vie terrestre reconfiguré par la dévastation, le corps social et mental devenant autre, quand bien même éclaté et chaotique.
Telle est également l’extrême résonance contemporaine de cet ensemble dont on peut découvrir la portée à la fois poétique et testimoniale. Qu’il s’agisse de décrire les conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, celles de l’effondrement de la société post-soviétique, ou le tout-venant mortifère d’une quotidienneté faite de misère sociale, l’évocation de ce monde de noirceur convoque pourtant un avenir encore à décider. « Où sont les lampes frontales de ta langue, pour éclairer ces ténèbres d’une orientation ? », est-il encore écrit. Et cette invite, pour ne pas dire cette exhortation, ne pointe-t-elle pas l’espoir d’une vie autre ?
Emmanuelle Rodrigues
Tu es l’avenir
Galina Rymbu
Préface et traduction du russe par Marina Skalova
Vanloo, 168 pages, 18 €
Poésie Éclairer les ténèbres
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Emmanuelle Rodrigues
Pour la première fois traduite en français, la poète russe Galina Rymbu livre une parole combative, traversée par des questionnements existentiels.
Un livre
Éclairer les ténèbres
Par
Emmanuelle Rodrigues
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.