À l’heure de saluer l’écrivain Patrick Reumaux qui a disparu le 17 janvier dernier, la reparution de sa traduction du chef-d’œuvre inclassable de Mervyn Peake (1911-1968), la Trilogie de Gormenghast, semble l’hommage le plus retentissant que le monde culturel français soit capable de lui rendre. Si la presse est silencieuse à propos de la mort du traducteur, il se peut que le Titus d’Enfer de Peake recueille les suffrages de jeunes critiques qui découvriraient ce fabuleux classique du siècle dernier. Ils le rangeront à côté du Seigneur des anneaux.
Dans Tombal Cross, destination Mervyn Peake (Joëlle Losfeld, 2005), carnet de voyage que la romancière Nicolas Caligaris tenait lors de son séjour dans les îles anglo-normandes où Peake a vécu plusieurs années, on note cette phrase : « Tout part de Sercq (en français), interdite à la circulation automobile, placée sous la juridiction féodale d’un seigneur qui détient le privilège exclusif de l’élevage des colombes, se divise en Grande Sercq et son îlot, Petite Sercq, reliées par un chemin d’une hauteur vertigineuse : la Coupée, sur laquelle les gens rampaient, par gros temps, avant l’installation de garde-fous par les prisonniers allemands à libération de l’île. » La Trilogie de Gormenghast est née là, sur une île (la Grande). La carrière de Peake y a pris ses racines en 1934 lorsqu’une exposition de ses dessins le lance et lui permet d’obtenir un poste d’enseignant à la Westminster School of Art. Ses premiers livres sont un recueil de poèmes, Shapes and Sounds (1941) et, cinq ans plus tard, Titus Groan (le présent Titus d’Enfer) publié par la maison Eyre & Spottiswoode qui éditait depuis 1942 déjà ses livres illustrés pour enfants (Capitaine Massacrabord, La Joie de Lire, 2011). Il publie également ses dessins dans le London Mercury, une revue littéraire et conçoit l’étonnant château de Gormenghast, territoire inexplorable tant ses pièces sont nombreuses où vit la famille de Lord Tombal.
Les quatre éléments de la trilogie (sic), Titus d’Enfer (1946), Titus dans les ténèbres (nouvelle, 1956), Gormenghast (1950) et Titus errant (1959) retracent le parcours du plus jeune des Tombal, l’héritier de la lignée. Dès sa prime enfance, il observe l’étrange vie de ce château dont les proportions même confinent à l’impensable – des juments et leurs poulains se baignent sur les tours, par exemple… Le père de Titus est neurasthénique, immergé dans les livres de sa bibliothèque. Quant à sa mère, la plantureuse Lady Gertrud, elle concentre son affection sur la gent félidée et les petits oiseaux, tandis que la sœur de Titus, Fucshia, sauvageonne pleine d’imagination, elle baguenaude. Naturellement, la famille vit entourée de serviteurs et de notables qui nous valent des portraits fort pittoresques. Celui qui ouvre le récit est le conservateur du musée des sculptures en bois lauréates du concours annuel : le mystère principal de Gormenghast repose sur le riche rituel qui règle la vie collective du château et en constitue, au fond, le territoire réel – un principe que l’on retrouve dans les mondes imaginaires conçus dans Les Jardins statuaires de Jacques Abeille ou dans Le Désert des Tartares de Dino Buzzati.
Chez Peake, ces événements compliqués et répétitifs ne vont pas résister à l’irruption de l’avarie, si l’on peut dire. En l’espèce, c’est Finelame, le jeune commis de cuisine retors qui provoque le désordre. En incendiant la bibliothèque, il commence par s’attaquer au comte qui ne résiste pas à la folie et meurt. Veillent Craclosse, le pendant positif de Finelame, un valet invariablement fidèle, et Titus, le spectateur de cet univers hallucinant dont André Dhôtel a sans doute été le premier lecteur. Dans la préface qu’il donnait à l’édition originale de la version française de Titus d’Enfer (Stock, 1974), l’auteur de tant de romans merveilleux s’avouait sous le charme de la magie de Peake : « Les romans de Mervyn Peake demeurent au-delà de toute définition. Titus d’Enfer est un événement littéraire considérable ». Il avait remarqué que, contrairement au fantastique de Kafka, qu’il opposait à celui de Peake dans sa manœuvre, une « parole neuve éclaire des amours, des misères, des folies qui ne sont pas sans parenté avec les égarements ou les rêves de nos vies ordinaires. » Voilà pourquoi Titus est le vecteur d’une très intense magie, pleine d’angoisse, certes, mais lumineuse et accaparante. « En lisant Mervyn Peake, disait encore Dhôtel, il semble toujours que nous attendions l’aurore ».
Éric Dussert
Titus d’Enfer. Le Cycle de Gormenghast, tome 1,
Mervyn Peake
Traduit par Patrick Reumaux
Préface de Neil Gaiman et postface de Claire Penate
Christian Bourgois, 484 pages, 25 €
Histoire littéraire Tours, rites et dingueries
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Éric Dussert
Le Britannique Mervyn Peake a signé avec la Trilogie de Gormenghast l’un des classiques majeurs de la littérature d’imagination du siècle dernier.
Un livre
Tours, rites et dingueries
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.