Traducteur, essayiste et poète, Martin Rueff explore dans cet opus la question de la langue et soutient la gageure d’aller jusqu’ « au bout de » celle-ci moins pour en venir à bout que pour se donner l’occasion de déambuler dans l’immense étendue de la question, à la manière d’un Montaigne, d’un domaine à l’autre du savoir et dans une sorte de savoureuse indiscipline. D’emblée, Rueff nous plonge dans la particularité sémantique du mot langue en précisant que la polysémie du terme ne doit pas occulter une autre spécificité qui est que le rapport entre les différentes acceptions du mot est métonymique ; à savoir que la proximité entre la langue organe et la langue parlée n’est pas accidentelle. Tant s’en faut. C’est donc en termes de continuité plutôt que de rupture qu’il faut envisager la question. Or ce lien de nécessité entre l’une et l’autre langue, l’auteur n’aura de cesse de l’expérimenter, de le montrer, de le démontrer même par ce drolatique et néanmoins rigoureux syllogisme dont Rueff s’amuse à emprunter le formalisme à Aristote, l’un de ses philosophes préférés : « Le langage humain est à travers la voix un langage articulé par les lettres ; or c’est la langue qui articule les lettres ; donc la langue est la condition du langage humain ». Et toc !
Précisons que cet essai sur la langue n’aurait peut-être pas vu le jour sans la proposition en 2020 d’une « Petite conférence » destinée aux enfants. Ce sujet abyssal et complexe ne lui fut permis qu’à l’aune d’un positionnement nouveau : être à hauteur d’enfance et depuis un savoir qu’il convenait de transmettre hors des plis attendus d’une rhétorique savante. Au bout de la langue en est la tentative continuée pour adultes en 15 chapitres.
Trois grands mouvements animent la réflexion de l’auteur : la langue en tant qu’organe et ses potentialités, la langue articulée, son pouvoir, ses apories et ses dévoiements, la langue poétique et ses spécificités. Mais Au bout de la langue est également borné par deux images puissantes ressortissant à une même situation agressive et traumatisante. Au début de l’ouvrage, Rueff évoque le premier souvenir d’enfance de l’écrivain Élias Canetti où, âgé de 2 ans et témoin d’une scène amoureuse, l’amant de sa nourrice le menace de lui couper la langue. De même qu’au chapitre 12 du livre, l’auteur analyse un passage des Métamorphoses d’Ovide, celui où Philomèle, sœur de Procné, est violée par son beau-frère ; lequel pour s’assurer de son silence lui coupe la langue.
Dans les deux cas, c’est de la langue organe qu’il s’agit, « langue molle et large » dont Aristote remarque dans Les Parties des animaux que ses propriétés de taille et de motilité en multiplient les fonctions contrairement aux autres êtres vivants. Deux langues coupées donc et qui initieront deux perspectives différentes et néanmoins proches. D’une part, pour Canetti, « la décision d’écrire consiste(ra) à sauver la langue » lorsque pour Philomèle, le tissage par elle-même de la scène du viol, puis la transmission à sa sœur de la tapisserie sera une ruse redoutablement explicite. Deux anecdotes qui disent le rapport entre un organe et sa capacité, ou plutôt ici son incapacité de dire.
L’intentionnalité de l’écrivain, conclut Rueff au chapitre 14 (où il traite de la dimension poétique et poïétique de la langue) consisterait donc moins à se demander quoi dire que comment le dire ainsi que le déclarât Paul Valéry dans son discours inaugural au Collège de France. D’autant que rien ne préexiste à ce moment de l’écriture. L’écrivain « est un formaliste : mais ce qu’il sait de la forme, il le découvre en le formant. Il n’y a pas de formule de la forme ». Et c’est peut-être ce qui rend si savoureuse cette aventure. « Écrire au bout de la langue, ce n’est pas chercher des mots qui s’enfuiraient, c’est chercher la langue, en tâtonnant, avec ses mots ». De sorte que « le sens ne se situe pas au départ mais à l’arrivée ».
« L’œuvre crée le sens d’une pratique » au même titre que l’organe crée la capacité, au même titre, peut-être, que s’atteler à une conférence pour les enfants produit une pensée qui sans elle n’aurait pu voir le jour. Ni cette alliance inédite entre une langue que l’on tire et celle qu’on parle, jonction toute rabelaisienne entre le bas et le haut corporel qu’au XXIe siècle il est si bon d’en expérimenter l’efficience.
Christine Plantec
Au bout de la langue
Martin Rueff
Nous, 232 pages, 22 €
Essais À cheval échappé
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
| par
Christine Plantec
Au bout de la langue est une cavalcade joyeuse et érudite au pays de la langue, « un parquet flottant sur lequel s’embarquer à plusieurs ».
Un livre
À cheval échappé
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°251
, mars 2024.