À tous ceux qui pensent que la littérature, l’écriture, c’est toujours sérieux, les lignes qui suivent ne sauraient convenir. Elles s’adressent plutôt à ceux qui, dans la lignée du Rimbaud aimant les peintures idiotes, les enluminures populaires, les livres érotiques sans orthographe et les refrains niais, ont parfois besoin d’être détournés de certaines habitudes du sens, ont besoin de fuir l’univocité et la clarté signifiante, de retrouver un peu de l’étonnement premier face à la présence nue des mots – leur forme, leur figure, leur matière – et de renouer avec le plaisir des yeux et de l’oralité par où se goûte la langue et s’éprouve le régal des mots en bouche. Un plaisir que cet agité du buccal qu’est Jules Vipaldo – pseudonyme et double du poète Olivier Domerg – nous offre avec On ne badine pas avec, sous-titré « La DeuXième Année d’AriThmétique / d’Aride MéTRIQUE », un « Manuel à l’usage des primaires, des pouètes et des pitres ». Un livre toujours à deux doigts de devenir un manuel pour « apprendre à mater ma trique ».
Né d’une gageure, celle de mélanger des extraits d’un manuel d’arithmétique et d’un bréviaire, ce livre, à grands coups de dérision irrévérencieuse, et dans une logique de défiguration carnavalesque, élève l’art du détournement au niveau des beaux-arts. Qu’il soit question des nombres, des chiffres romains, de mesures de capacité, d’histoire sainte ou des cinq opérations – l’addition, la soustraction, la multiplication, la division, et la cinquième dite « opération du Saint-Esprit, ou encore, opération du Sain-Sexprit (un sexprit sain dans un corps nichon) » –, il s’agit toujours de malmener la langue, de la dévoyer, de la forcer en s’attaquant à la matérialité du mot comme à sa matière sonore. Tous les coups sont permis pourvu qu’ils mettent en évidence ce que Jean-Pierre Verheggen appelait « l’inSONscient », l’équivalent de l’inconscient pour le son. À coups de permutations, de torsions, d’approximations, de dérives, de glissements de sens, de pataquès et d’à-peu-près, Vipaldo fait dire aux mots ce qu’ils ne veulent pas dire mais disent quand même. En débusquant le son sous le son comme les mots dans les mots, en traquant ce qui ressemble à du non-dit et à du refoulé, c’est un monde parallèle qu’il donne à entendre et à voir grâce à une composition typographique qui joue du corps et de la graisse des caractères, décale les lettres, dédouble les lignes, multiplie les parenthèses, ce qui fait de la page une sorte de partition où tout serait écrit sur et entre les lignes et même à « l’intéRIEUR » des mots.
Un monde où « il faut battre l’enfer pendant qu’il est chaud », où « la nuit toutes les chattes se grisent », où il faut faire des « sexorcismes » dont on nous donne « les num’éros », où l’on croise « Bythagore », « Euclidoris », l’auteur du « plus ancien traité de masturbation des nombres » ; où Marie est « haBITée par la foi » et où « il n’est pas besoin d’être de verre pour jouer de ses valseuses ».
Entre de petites catastrophes d’insolence et des blagues potaches s’inventent des aphorismes – « On n’est jamais mieux asservi que par soi-même » – ou des slogans – « Haïr les shahs (tyran), chérir les chattes » – et se démontre qu’on peut écrire en trompe-l’oreille comme on peut peindre en trompe-l’œil. Le tout sur fond de grande bacchanale mettant les mots sens dessus dessous, parlant le lacanien et célébrant l’amoralité joyeuse d’une langue de jouissance.
Richard Blin
On ne badine pas avec
Jules Vipaldo
Illustré de 38 planches originales de Jean-Marc Pontier
Tinbad, 146 pages, 23 €
Poésie Quand l’oreille écrit
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
| par
Richard Blin
Aventurier du calembour, explorateur de l’à-peu-près et grand jouisseur de mots, Jules Vipaldo conjugue le plaisir textuel à la jubilation de « l’ouïssance ». Le résultat est un livre érotico-poético-déconnant.
Un livre
Quand l’oreille écrit
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°251
, mars 2024.