C’est toujours le même foutu bazar, quand on entre dans un livre de Lobo Antunes, le même roulis d’histoires en miettes qui saisit et bouscule : on s’accroche à la poignée comme dans le métro, on s’accroche par réflexe et ça y est, c’est fichu, on ne bouge plus jusqu’à ce que le chapitre s’achève. À ce moment-là, on pourrait sauter, s’enfuir, ne pas écouter le chant des sirènes. Sûrement cela arrive. Il n’est pas facile à lire, Lobo Antunes. Ces phrases cassées, qui renaissent plus loin ou restent suspendues en l’air, ces voix de l’intérieur, ces torrents de mots syncopés, coulant sans ponctuation ou si peu, quel foutoir, vraiment ! Sans compter les mouettes (ici au nombre de dix-sept), les crabes (« lents, tordus, aveugles, avançant pas à pas dans leur lenteur branquillonnante »), les lycaons, les chauves-souris, tout un bestiaire de cris, de soupirs, de murmures. On ne sait plus qui parle à qui. C’est pénible. On trébuche. Le temps de reprendre l’équilibre, de souffler un peu, et voilà pourtant qu’on repart à l’assaut de la vague, de la page, d’on ne sait quoi au juste. On a l’impression de comprendre un peu mieux. On voudrait avoir le fin mot. On est comme les enfants sur les chevaux de bois, qui essaient d’attraper le pompon au passage – qui n’y arrivent pas, bien sûr. Et qui essayent encore, grisés. On voudrait que jamais le manège ne s’arrête. C’est ainsi, finalement, qu’on se retrouve au beau milieu du livre.
Car il suffit d’entrer, de se laisser porter. Dans L’Autre Rive de la mer, il est évidemment question de l’Angola, ce bout d’Afrique de l’Ouest « en rose sur le globe », où le jeune António Lobo Antunes, à peine finies ses études de médecine, fut envoyé, au début des années 1970, servir sous les drapeaux de l’armée portugaise. La guerre d’indépendance faisait rage.
L’Angola, presque tous les romans de Lobo Antunes en sont habités. L’Angola ou, plus exactement, les souvenirs d’une Angola conquise et perdue, ce ressac candide et nauséeux qu’en ont gardé les Portugais embringués de gré ou de force dans l’aventure coloniale, avec son cortège de violences, d’humiliations, son racisme débridé, son inhumanité qui salit tout le monde et empeste.
Dans L’Autre Rive… ils sont trois à prendre la parole. L’un est un officier à la retraite : envoyé mater l’indigène, ce qu’il a fait sans état d’âme durant de longues années, il a obtenu le grade de colonel, avant de revenir vieillir à Lisbonne. Le deuxième, fils de pauvres, a choisi de partir en Afrique « à cause des négresses et du cousin qui avait fait fortune, au milieu des lions et des bamboulas, grâce au coton, regardez un peu le résultat (…) ». Il y est devenu chef de district, avant d’être brutalement écarté de son poste pour n’avoir pas réprimé assez. Resté en Angola, il vivote au bord de l’océan, à Namibe, aux côtés de celle qu’il a prise pour compagne, une Angolaise, albinos et mutique. Le troisième est une femme qui n’a pris le bateau qu’une seule fois dans sa vie,...
Domaine étranger Au bazar de la mémoire coloniale
avril 2024 | Le Matricule des Anges n°252
| par
Catherine Simon
Dans une langue vertigineuse de justesse et de cruauté, António Lobo Antunes ressuscite les fantômes d’Angola, mémoires cassées du Portugal.
Un livre