Dès l’abord, nous sommes en territoire meckertien : « un jour d’octobre en grisaille intime », Édouard Gallois contemple la Seine. Il n’a rien d’autre à faire, vide et vacant. « Il avait un ciré noir taché de petite boue, des cheveux longs de chômeur et une face verdâtre de malheureux ». Il ne ressent rien d’autre que « tout l’écœurement, toute la petite souffrance du bonhomme inutile ». Comme le héros des Coups et comme Meckert lui-même, il a fait l’expérience de divers métiers (vendeur de cravates à la sauvette…) et se trouve désormais au chômage depuis plus d’un an. Comme dans Les Coups encore, sa femme le méprise, lui oppose, la plupart du temps, un « visage infranchissable ». Mais nous sommes en 1938, au moment des accords de Munich, et Édouard est la proie d’une révélation, d’une « petite folie », et il se donne une mission : il doit « former la grande armée de la paix ». Il va donc essayer, fort péniblement, de se trouver des camarades, chez les pacifistes ou les communistes, de se forger quelques armes pour tenter d’être convaincant. Il semble que Meckert s’inspire ici de qu’il avait lui-même vécu : des lettres (recueillies dans la revue Temps noir) à Georges Duhamel, auteur de Vie et aventures de Salavin, en témoignent. En août 1939, quelques semaines avant la mobilisation, il lui envoie un « livre de revendication » qu’il vient d’écrire car il a « quelque chose à dire qui (le) dépasse et qui dépasse le monde entier ». Il voudrait ainsi s’opposer aux « forces de fatalité » qui, il le pressent, vont mener à « la catastrophe ». Lui aussi tente de théoriser : « Le nom véritable de la tragédie actuelle, c’est (…) le conflit universalisme - nationalisme ». Mais c’est l’échec : « Vous me dites que les idées pour lesquelles je combats ne s’imposent pas par un livre mais par une vie d’efforts ».
C’est donc avec un mélange d’ironie attristée et de pitié parfois féroce qu’il décrit cette sorte d’apostolat ridicule dans lequel est entraîné son antihéros. Bien sûr Meckert prend garde de ne pas tomber dans le « larmoyant » et, à son habitude, c’est par petites touches successives qu’il procède. C’est en mêlant aux dialogues toujours très efficaces – surtout ceux, cruels, entre Édouard et sa femme Lucette – des descriptions de gestes et attitudes, des fragments de monologue intérieur, des realia du quotidien prolétaire qu’il nous permet de ressentir la détresse d’Édouard. Celui-ci connaît même la tentation du suicide – mais y renonce : sans doute faut-il pour cet acte décisif une énergie qu’il n’a pas. Il doit donc se contenter de défiler, le 14 juillet 1939, avec « un petit écriteau de forme triangulaire, comme un fanion » où il a écrit « Armée de la paix », « en capitales de cinq centimètres sur trois lignes ».
T. C.
La Lucarne
de Jean Meckert
Joëlle Losfeld, « Arcanes », 245 pages, 16,70
Dossier
Jean Meckert
Gardien de la paix
juillet 2024 | Le Matricule des Anges n°255
| par
Thierry Cecille
Un petit homme peut-il (sup)porter une grande idée ? Édouard Gallois, chômeur déboussolé, va s’y efforcer.
Un auteur
Un livre