Pierre Michon écrit actuellement L’Origine du monde dont deux chapitres sont édités par la revue Théodore Balmoral (trois l’ont été à la N.R.F.). En voici un court extrait.
Dans cette odeur de femme ils se faisaient face un moment. Une fois de plus chacun vérifiait la souveraineté de l’autre, l’acolyte ; chacun voyait sur la tête de l’autre l’invisible plume de sachem grâce à quoi l’on passe à travers les mailles de la loi. Et, quoique chacun ne s’efforça pas d’élargir la même maille du filet, ne passât pas par le même pertuis, quoique leurs empires donc fussent bien différents, ou parce que justement ils l’étaient, l’un ne prenait pas ombrage du règne de l’autre, chacun était à la fois le roi de l’autre et le sujet de l’autre : ainsi pouvaient-ils être amis, c’est-à-dire qu’indiscernablement ils se défiaient et se pardonnaient, que l’envie et le respect se partageaient leurs cœurs, et que le respect l’emportait d’un cheveu.
Ils vérifiaient cela, Jeanjean debout regardant entre les mains de l’autre le tranchant ténu des hameçons, imaginant à leur place le grand trident ; et l’autre, assis, avait à hauteur des yeux le pantalon comme foulé dans la terre des genoux à la taille. Et peut-être qu’enfin Jeanjean levait haut la main, lentement, et montrait à l’autre ce monde qui leur appartenait : ce monde voué à l’hiver avec un soleil pâle émergeant des brumes et découpant la grange, les trous de la falaise, la brèche de la Beune, leurs ombres à tous les deux sur le mur de la grange ; et un moment il se foutaient du monde, sans un mot. Ils se le partageaient et exultaient. Cela ne durait pas longtemps ; ils n’avaient pas de mots pour aller plus loin : ils n’étaient après tout que deux petits paysans bravaches, même si l’un était frotté de paléontologie, deux petits paysans perdus dans ce monde trop grand pour eux ; mais, comme il arrive, ils avaient retourné la situation et faisaient mine d’être trop grands pour le monde.
Dossier
Pierre Michon
L’Origine du monde
octobre 1993 | Le Matricule des Anges n°5