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Nouvelles Love express

octobre 1994 | Le Matricule des Anges n°9

A 32 ans, Luc Ziegler est l’auteur d’un très bon premier roman qui obtint le prix Roger Vaillant 1992 : La Tangente (Scandédition). Un deuxième devrait paraître en janvier prochain. Actuellement sans emploi, Luc Ziegler vit à Strasbourg. Dernier livre acheté : « Je ne sais pas… C’est obligatoire de répondre à cette question ? ».

Alors encore une fois elle était revenue, la sinistre saison des gares et des attentes insensées, la nuit entre les escalators. Le quai était interminable et fouetté par des rafales de vent gris, je frissonnais, j’avais peur de perdre mon billet. Devant un distributeur de Coca-cola, un type me demanda si les boissons étaient fraîches, ses souliers clignotaient rouges. Des enfants déboulèrent en hurlant « moi j’veux ça, moi j’veux ça », avant de faire main basse sur l’appareil que je ne regardais plus. Un de ces vieux haut-parleurs en forme de cône éructa que le train aurait un retard de quinze minutes, j’allumai une cigarette en pensant au tournesol qui dormait dans mon sac. Plus tard dans le train, coincé entre la porte des toilettes et celle « donnant sur la voie », accroupi et régulièrement piétiné par un troupeau de militaires ivres, j’essayais de me convaincre de l’utilité d’arrêter de claquer des dents. Le paysage qui défilait en ahanant au dessus de ma tête devait être celui d’un film en noir et blanc que personne n’aurait voulu tourner. Les gares vides striées de néon tanguaient lourdement par-dessus les voies, des ombres crayeuses crissaient dans le ciel, partout. Je me recroquevillai davantage puis me levai et vidai mon paquet de cigarettes au fil des heures, les yeux fixés sur un petit tas de cendres.
Le jour se leva entre les valises, une odeur de café traversait les rues encore ivres où résonnaient le fracas des pigeons et la toux des gens pressés. Les yeux grillagés des vitrines lisaient le journal, place de la République, je me laissai couler dans le métro jusqu’au bout de la ligne, le compte à rebours avait commencé. La veille au téléphone, elle m’avait dit « neuf heures devant la fontaine », j’avais cueilli un tournesol dans mon jardin sans penser à la tête qu’il aurait, six cents kilomètres plus loin. Je le lui tendis en essayant de sourire, elle était en retard, elle avait vieilli.
Trois ans plus tôt, elle m’avait déclaré qu’elle m’aimait, je savais qu’elle se moquait de moi, nous étions tous les deux si saouls et fatigués, ignorant que nous deviendrions chacun de notre côté, séparés par des distances intolérables, à moitié amnésiques et fous. J’entendais parfois parler d’elle comme de quelqu’un de très malade, il ya avait toujours cette étrange gêne dans les voix, puis de la pitié lorsqu’elle revint pour ainsi dire au devant de la scène, brusquement. Ce fut là que je commençai à ressentir quelque chose de romanesque.
Une horloge traversait le ciel, nous payâmes nos cafés, cinquante francs et déjà nous n’avions plus rien à nous dire, il fallait retrouver le chemin lacéré de nos mémoires, le couloir des somnambules, un autre wagon bleu. Au départ de la rame, une longue main noire essaya d’arracher le sac à main d’une vieille dame qui criait « Alors ! Alors ! » et les lumières s’éteignirent. Dans son appartement il fallait baisser la tête et il n’y avait rien à manger, un tas de planches empilées reposait sur un tableau dont je ne pouvais distinguer qu’un morceau de fenêtre jaune. Elle me montra ses nouvelles boucles d’oreilles puis une bague que sa petite nièce lui avait offerte dans une boîte d’aluminium, elle avait fait aussi un faux cendrier avec des imitations de mégôts en pâte à modeler, tout le monde croyait que c’était des vrais, disait-elle béate.
Sa dernière grande passion c’était Andy Warhol, bon, elle m’emmena voir l’exposition, mortellement épuisante, il fallait tout regarder avec stupeur, à la fin j’avais des bananes dans les yeux. Dehors il pleuvait un peu, on avait des coups de fil à donner, des gens à voir. Ce fut une soirée molle et lourde, il y avait des pâtes et des endives, un petit ange mécanique tournait sur lui-même pendant cinq minutes à côté de la télé. Le fils de nos amis crachait des raisins secs et des particules de chocolat sur la moquette verte. On parla des maladies et des grands-mères. Longs silences, baîllements, je n’arrivais jamais à dire ce que je voulais dire. La tarte était bourrée de beurre. On essaya de se souvenir des films qui faisaient rire. Le lendemain ils travaillaient, j’achetai du lait, le couteau ne coupait pas droit, il y avait des miettes partout, la météo avait prévu un temps « maussade ». Des gens avaient tapé sur des couvercles de poubelles toute la nuit. J’avalais deux aspirines avant de sortir.
Derrière la vitre du café du carrefour, j’observai les passants se télescoper. Un vieux berger allemand traînait au ras du trottoir, lui aussi devait avoir envie d’être ailleurs. La pluie me conduisit dans un cinéma où le noir et blanc de l’écran étouffa mon angoisse pendant deux heures, une dame derrière moi m’avait demandé si je pouvais me glisser sous mon siège car ma tête dépassait trop. Je pris le dernier métro, il était vide comme ma vie. Ce n’était pas la peine d’essayer d’expliquer ça à cette fille, elle ne parlait encore que d’elle et je sentais son regard heurter des miroirs en cherchant le mien. Nous décortiquâmes des crevettes, je pensais que j’aurai cette odeur sous les ongles jusqu’à la fin de mes jours.
Lorsque j’ouvris les yeux j’aperçus les poutres tordues du plafond puis des fléchettes plantées dans une cible derrière la porte. Je lui demandai quel temps il faisait, elle écarta le rideau et je dus mes renverser en arrière. Des minuscules anges bleus grimpaient sur une tour de Notre-Dame, c’était dimanche. Il y avait trop de monde au cimetière, le temps n’était plus rempli que de remords, nous nous taisions en marchant comme des gens normaux, des nuages approchaient. « Oh, le soleil qui se cache », dit la grosse serveuse du café où nous échouâmes, et je sentis soudain avec quelle espèce de violence nous étions en train de nous séparer. Des cartes postales sales et pleines de baleines dansaient dans mon dos.
J’avais froid et envie de vomir, un homme moustachu se mit à étaler des petites nappes en papier sur les tables, c’était comme un signal pour me dire qu’il fallait que je me dépêche de partir. J’essayai de prononcer encore un mot intelligent, il n’y en avait pas. Nous nous embrassâmes de travers, puis je me retrouvai en train de courir sur le quai en enjambant des cadavres et des sacs défoncés. Dans le train, il y avait un Japonais coiffé d’une immense casquette, qui n’arrêtait pas de grignoter des petits sandwiches cubiques et de changer les piles de son walkman. Pour moi tout était fini.

Love express
Le Matricule des Anges n°9 , octobre 1994.