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Nouvelles Les Docks

décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°6

Né en août 1964 à Orléans Fabrice Chaplin a travaillé à la D.R.A.C. du Centre en temps qu’objecteur de conscience avant de trouver un emploi à Paris. Il a déjà écrit un récit, un deuxième est en cours d’écriture. Le premier manuscrit est au chaud dans un tiroir, Fabrice Chaplin attendant d’être publié par une revue avant de tenter sa chance avec les éditeurs. Chaque jour, il passe environ deux heures à écrire, surtout dans des cafés. Ses goûts le guident dans deux directions : les écrivains oulipiens et des auteurs comme Juliet, Bataille, Beckett. Dernier livre acheté : Georges Perec par David Bellos (Seuil) .

Py et moi, nous vivons déjà ensemble depuis quatre ans déjà, près des docks, dans un rez-de-chaussée de maison encore en bon état, une grande pièce et une cuisine. De nos quatre ou cinq mois de différence, à cet âge-là, il ne subsiste pas grand-chose, et on peut dire qu’on a tous les deux à peu près cinquante trois ans.
On vit là, sans femme et sans enfant, sans famille aussi, pour l’avoir laissée ailleurs, loin d’ici. On s’emmerdait ferme à cette époque-là, on travaillait beaucoup. On peut pas dire que ça ait duré : depuis l’aménagement dans le rez-de-chaussée des docks, on ne fait plus rien. On s’ennuie beaucoup, ce qui est parfait pour regarder arriver, à petits pas, la mort.
A notre arrivée ici, on n’avait pas eu de chance ; le voisin du dessus avait dû laisser fuir sa douche plusieurs jours, ou quelque chose, peut-être plusieurs semaines : au plafond, il y avait une grande tache jaune et le plâtre partait en plaque, avec la peinture évidemment.
Ç’aurait dû être un encouragement à entreprendre des travaux, on avait du temps, mais rien ne nous poussait plus, on ne connaissait personne, on n’avait pas l’intention de recevoir. C’était pas destiné à être montré, tout ça.
Il n’y avait pas non plus beaucoup de meubles, surtout des outils et des livres, nos deux lits, une grande table à dessin sur deux tréteaux qui servait pour manger et entasser divers papiers, quatre chaises qui avaient traversé nos déménagements successifs. Il était bien entendu qu’on était arrivé là pour rester, pour s’enterrer, pour pouvoir crever tranquilles, comme deux déchets humains qu’on était.
Le troisième, il est arrivé plus tard : c’est lui le plombier qui s’est penché sur la question de la fuite du dessus.
La porte donne directement sur le jardin, entre la maison et la rue. Il sonne, et rien ne se passe. Elle est en panne aussi, la sonnette. Il doit frapper alors, pas fort.
Py va ouvrir : le plombier est là, en bleu de travail, bleu pétrole, à ses pieds une boîte métallique à outils. J’ai oublié la couleur.
Il a le regard vague, l’œil vitreux comme les nôtres, pas les excès, plutôt la modicité de nos mouvements qui nous a mis dans cet état. On ne boit pas beaucoup en fait, presque uniquement de la bière, et du cidre en ce qui me concerne. Mais c’est devenu notre seule et unique activité. Py ne fume plus depuis quinze ans, il a maigri, ses pommettes pendent sous ses yeux, moi, je ne me vois pas dans la glace de la salle de bain, je ne me vois plus depuis longtemps.
Py parle au plombier, je ne sais pas comment il fait, je n’ai plus le courage. Boire puis marcher le long des docks. Les couleurs, entassées les unes sur les autres finissent par donner du marron. Les aliments, dans le corps humain aussi, du marron. Les détritus entassés, du marron, et une odeur, toujours la même, odeur du marron. Py n’y croit pas. Les déchets, comme les idées, donnent du gris, et c’est vrai que la rivière est grise, et gris aussi l’air qu’on respire là. Marron ou gris, je finis toujours par lui donner raison.
Le plombier est gris. Py me le montre d’un coup d’œil, mais je regarde par terre.
Py désigne la tache au plafond, fait le geste d’un robinet qu’on ferme, puis fait « non » de la tête. Il n’a pas ouvert la bouche. Il est dans un bon jour. On attend notre bière.
Le plombier ressort de la pièce et grimpe lourdement l’escalier de métal qui mène à l’étage. On entend frapper à une porte. K. se rassoit sur une chaise, à la table. Je ne fais rien.
Le plombier frappe plusieurs fois là-haut, on l’entend très nettement, tout est silencieux. Au bout d’un laps de temps indéfini, il redescend les degrés, il nous fait un signe de dénégation. Py me regarde et je tends deux ou trois fois le menton vers l’avant. Il faut insister. Py répète le mouvement du menton au plombier : il hausse les épaules, le plombier, il regrimpe à l’étage.
On n’entend pas frapper, mais des pas, là-haut : il est rentré dans le logement du dessus. Les pas s’arrêtent, puis reprennent, rapides, il dégringolent les marches, il est devant la porte, il lève le doigt vers le haut de l’escalier, en nous regardant à tour de rôle. Py se lève, passe devant le plombier qui s’écarte. Il grimpe aussi. Je me lève et monte à sa suite.
C’est pas plus gai à cet étage, l’altitude ne change rien à la vie. C’est plus meublé qu’en dessous, que chez nous. La pièce dans laquelle on entre doit faire office de salle à manger, peut-être de chambre, sinon, personne ne dort ici. Les pièces sont disposées comme chez nous : au fond, il y a la cuisine, une grande cuisine. Il n’y a pas d’eau par terre, ni rien, mais faut dire qu’elle est là depuis longtemps cette tache, ça me vient à l’esprit après. L’eau, elle a eu le temps de sécher, tout le temps qu’elle a voulu.
Ça ne m’a pas frappé de prime abord, mais ça sent le renfermé, ici, la tristesse, quoique la tristesse, ça n’ait pas d’odeur.
Le plombier, il est sur le palier. Il a les yeux ronds. C’est peut-être pour ça qu’il est revenu plus tard habiter avec nous. Ses yeux se sont arrondis sur le vide de tout ça, et pour dire qu’il était pas utile de regarder ailleurs, ni plus loin, ça servait à rien.
A gauche, la cuisine, comme chez nous, en dessous, avec une petite table en formica, une petite fenêtre qui donne sur les docks, d’autres docks, derrière, où on ne va pas, ça remue pas beaucoup là-bas, et les sheds continus tout couverts de poussière noire.
Dans la cuisine, et c’est ça qui est surprenant au premier abord, quand on se dit qu’on n’a jamais entendu un bruit au dessus de nos têtes, il y a quelqu’un, une femme pour être précis.
Elle n’est pas jeune, pas très soignée non plus, non. La lumière, qu’on allume, parce qu’il fait sombre là-dedans, dessine des ombres sur le lino, c’est pas laid.
Après un temps de réflexion, on comprend plus facilement qu’on n’entende plus aucun bruit, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit, qu’on l’entende pas marcher, cette femme.

Les Docks
Le Matricule des Anges n°6 , décembre 1994.