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Nouvelles La Course

décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°6

Jean-François Bianco est né en 1962 à Paris. Malgré (ou à cause) un DESS et un DEA de démographie, une maîtrise d’ethnographie et un parcours de khâgneux au lycée Lakanal, il est depuis septembre 1992 à la recherche d’un emploi. Depuis plus de trois ans il écrit des nouvelles qui parlent de la mort et du temps. Deux fois finaliste du prix Prométhée (en 1992 et 1993), il échouera dans la dernière ligne droite. Lauréat du prix Jules Sandreau 1993, il gagne pour la première fois de l’argent, grâce à sa plume. Dernier livre acheté ’chez un bouquiniste) : Contes du vieux vieux temps d’Henri Pourat.

Les coureurs entrent sur la piste. Ils gagnent chacun leur couloir, sautillent et s’étirent en attendant le signal du starter. Celui-ci prononce les mots rituels, les coureurs se mettent à leurs marques, s’apprêtent, concentrés, les muscles bandés, et tandis qu’indifférent à l’issue de la course, il tire le coup de pistolet libérateur, huit paires de jambes entament simultanément un combat sans merci. Très vite, quatre concurrents sont distancés. Deux cents mètres à peine ont été parcourus et pourtant rien ni personne ne peut plus les sauver. dans les gradins, la foule crie et vibre. De-ci, de-là des drapeaux émergent, maintenus haut et fort ou déjà en berne. Un cinquième coureur lâche prise, ses foulées sont moins véloces, ses enjambées moins amples. Ne restent plus en tête que Bloy, Lind et Stunck. Ils se tiennent au coude à coude, incapables de se départager, quand soudain Stunck s’effondre à son tour. Il semble hébété de voir le sol se dérober sous ses pieds de champion, se refuse à croire que son organisme se rebelle, anéantissant sans sommation des mois d’entraînement draconien. Seconde par seconde, il assiste impuissant à l’éloignement de Bloy et de Lind, qui se disputent sans lui gloire et postérité. Dans les tribunes, les spectateurs sont debout, bras levés. A l’abord du tournant, les deux coureurs, transportés par une égale ferveur, occupent la même ligne, mais Lind tient la corde tandis que Bloy est relégué au sixième couloir. Bloy lutte, se débat contre la cruauté de cette loi physique qui l’oblige à parcourir davantage d’espace que son adversaire pour se maintenir sur la ligne de grâce. Il jette ses dernières forces dans la bataille, propulse son buste en avant, lève haut cuisses et talons, mais déjà entend des clameurs qu’il sait ne plus être pour lui. A présent, Lind est seul en tête. On a peine à croire que les autres concurrents ont partagé avec lui la ligne de départ, sinon, peut-être, dans un passé mythique. Ne demeurent plus que cent mètres à parcourir. Fait unique, sans précédent dans les annales du sport, les sept athlètes distancés s’arrêtent pour mieux observer Lind achever sa dernière ligne droite. Ce n’est pas une image louant l’incontestable suprématie de Lind : ses sept adversaires sont bel et bien arrêtés, les yeux rivés sur l’homme de tête, loin devant. La foule est devenue subitement silencieuse et immobile, bobine d’ordinaire volubile qui stupéfaite s’est elle-même imposée un arrêt sur image contre-nature. Ou plutôt, ce n’est pas la foule entité abstraite privée de libre arbitre, mais chacun des soixante mille spectateurs qui reste muet et pétrifié à la vue de l’exploit dont il est témoin. Lind continue à courir, maintenant certain de sa victoire. Elle l’attend, sera sienne dans trente-cinq mètres, dans trente. C’est à ce moment précis qu’il commence à comprendre. Le verbe est encore trop fort, ce n’est qu’un doute, une impression fâcheuse que quelque chose ne va pas comme il faudrait, vendrait son âme au Diable pour oublier cette sensation durant la poignée de secondes et de dixièmes qui le sépare de la consécration. Sa foi en l’emprise de sa volonté et de son courage sur cette fin de course vacille, il s’inquiète du silence oppressant des gradins, devine que ce qui soixante mille fois retient le souffle de chacun des individus ici présents est chose peu commune. Quinze mètres, douze. Il continue à courir, essaye de se persuader qu’entre toute sa prestation est « peu commune ». Peine perdue : l’impression se précise, le doute s’estompe tout à fait. Lind réalise que Bloy, Stunck, et les autres, tous les autres, ne sont pas figés pour mieux l’acclamer lorsqu’il franchira la ligne d’arrivée. A son tour hypnotisé, il voit son double osseux et mécanique se détacher inexorablement et lui voler sans façon la victoire, s’approprier la ligne d’arrivée distante de deux ou trois enjambées, puis, comme il sied entre gens civilisés, son chapeau melon à la main, ébaucher une révérence en guise d’adieu définitif et cinglant.

La Course
Le Matricule des Anges n°6 , décembre 1994.