La poésie est tout ce qui reste à l’homme pour réclamer sa dignité ». Cette phrase, Abdellatif Laâbi la grave en exergue du premier numéro de Souffles, la revue de poésie qu’il a fondée au Maroc en 1966 et qui cherchait à s’affranchir du pouvoir et de la littérature. Après 22 numéros, en 1969, Abdellatif Laâbi est arrêté et emprisonné. A sa sortie de prison en 1980, l’écrivain est venu vivre en France. Aujourd’hui, comme il l’a confié à la revue Jeune Afrique, il voit dans son pays « une évolution porteuse d’espérance (…) due non pas tant à un changement de cap politique qu’aux besoins nouveaux qui s’expriment dans la société marocaine, (…) notamment dans le mouvement conséquent pour la défense des droits de l’homme, dans le combat des femmes… » C’est pourquoi il retourne au Maroc apporter sa « modeste contribution d’écrivain, d’intellectuel et d’homme libre ».
Le théâtre d’Abdellatif Laâbi est engagé, poétiquement engagé. Car l’écrivain défend le pouvoir des mots avec un amour immodéré. Pour lui, les mots sont des êtres vivants. Ils ont « des odeurs, des couleurs, des saveurs, des peines et des joies. Ils peuvent avoir grise mine ou un teint de pêche. Ils ont besoin d’être caressés, soignés, de recevoir des fleurs ou des chocolats, d’être aimés pardi ! Quand on les traite ainsi, ils se déploient, retrouvent leurs ailes, leurs racines, leur mémoire et sont capables à partir de là d’inventer de nouveaux sucs, une lumière inconcevable, de faire émerger au cœur de l’homme des sentiments qui l’entraînent dans une migration à l’horizon toujours inattendu ».
Dans une première pièce publiée à la Différence, Exercices de tolérance, l’écrivain se questionnait en un prologue et dix tableaux sur la notion même de tolérance. Avec Le Juge de l’ombre, il dénonce la misère morale de la société d’aujourd’hui. Il pose des questions quasi-philosophiques sur le sens de mots tels que liberté ou démocratie, mais le tout avec beaucoup de fantaisie et d’ironie. Le texte reste vivant et drôle, comme l’est une fable.
L’action de la pièce se déroule dans un grand souk où tout est à vendre, sauf les rêves qui ne sont plus cotés à la bourse des valeurs, pour cause de faillite. Par contre le marché du prêt-à-porter d’idées, des armes ou de l’humanitaire avec des interventions dans la journée est florissant. Le rire se vend également, en sachet, mais c’est un commerce considéré comme subversif par les autorités. Les personnages de ce conte n’ont pas, comme il se doit, une grande psychologie. Ils représentent une fonction : le gradé, le subordonné, le recruteur, l’aspirant, le candidat… A travers eux, Abdellatif Laâbi démonte par de courtes parodies les mécanismes du pouvoir, des campagnes électorales.
Trois personnages sont plus développés, « le juge de l’ombre« , »l’inattendue » et « l’arabe errant ». Ils sont des plaidoyers de l’auteur pour un autre monde.
« L’arabe errant » représente le droit à la différence, celui qui croit que sa patrie c’est toute la terre et qui marche car il sait que « s’il s’arrête, il lui faudra endosser l’uniforme de la conformité, se mettre à acheter et à vendre, à se vendre et à acheter les autres ». « L’inattendue » elle, c’est la révolte. « Je tords le cou à la résignation. Je me dis que j’appartiens à l’apocalypse et elle m’appartient (…) Je porte en moi ce que la vie n’a pas su réaliser, la part archaïque d’une aventure qui n’a pas dit son dernier mot (…) Ce qui sortira de mon ventre aura la forme des manques et des fulgurances ».
A cet appel de « l’inattendue » surgissent des mutants, plus animaux qu’humains. Représentent-ils le futur de notre monde ? Abdellatif Laâbi nous laisse seuls avec notre conscience et cette question, à savoir : quelle humanité nous voulons construire demain.
Le Juge de l’ombre
Abdellatif Laâbi
La Différence
139 pages, 79 FF
Théâtre Les mots migrateurs d’Abdellatif Laâbi
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10
| par
Laurence Cazaux
Abdellatif Laâbi écrit pour le théâtre avec ses armes de poète. Ses mots simples portent un autre regard sur notre monde pù « la peur de vivre a remplacé la peur de mouri ».
Un livre
Les mots migrateurs d’Abdellatif Laâbi
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°10
, décembre 1994.