Celles qu’on aime. Le titre en forme de dédicace vaut pour ce qu’il suggère : on aime mal, forcément, ces femmes étreintes à la va-vite, mais on imagine pouvoir les aimer autrement, et mieux, de cette autre façon qui tient au littéraire et au fantasmatique. C’est ainsi qu’Alexandre Tisma peut mettre en œuvre un récit sans début ni fin, sans marges, sans intrigue, sans paroles, sans histoire en quelque sorte, puisque les femmes prostituées qui traversent son livre n’ont rien d’autre qu’un corps dont on n’exige qu’une chose : la soumission muette. Beba, Catherine, Envera, Emina, Roxane, tante Rose et les autres sont autant de portraits furtifs des prostituées de Novi Sad. Elles ont droit à quelques pages chacune, elles ont aussi le droit de revenir (toujours pour quelques pages), selon une construction en entrelacs et une écriture qui miment la hâte fébrile de leurs passes et le trafic imprévisible de leur corps. « Ceux qui les aiment » demeurent en retrait, saisis seulement dans la fébrilité de leur désir et dans son assouvissement vaguement bestial. Il y a un aplatissement voulu de la narration, un réalisme un peu maniéré et conformiste dans la manière de camper les glauques lieux de non moins glauques étreintes. Le style sans aspérité, volontairement pauvre, dépourvu des fastes habituels de la littérature-lupanar, et le refus de la psychologie excluent, avec bonheur, toute possibilité de tragédie. Seuls restent de petits drames sordides laissant d’ailleurs leurs protagonistes relativement indifférentes. Restent aussi quelques images fortes et fugitives de ces figures entraperçues dans le roman qui serait comme une ruelle sombre de Novi Sad : celle d’Emina, la prostituée amoureuse. Ou celle d’Envera, déchue par la maternité, qui attend, « frémissante d’impatience, en jetant les regards rageurs de ses yeux brillants de fièvre. Lorsqu’un client l’invite… elle se précipite, s’arrachant au mur d’un bref sursaut, comme un condamné pour qui le pire était d’attendre ». Cette acidité des portraits, cette
Celles qu’on aime
Alexandre Tisma
L’Age d’Homme
traduit du serbe
par Madeleine Stevanov
150 pages, 90 FF
Domaine étranger De l’amour à vendre
décembre 1994 | Le Matricule des Anges n°10
| par
Michèle Weinberger
Un livre
De l’amour à vendre
Par
Michèle Weinberger
Le Matricule des Anges n°10
, décembre 1994.