L’histoire n’est pas faite partout. Il reste des lieux dérobés où le temps préhistorique s’accumule. L’agitation de la surface épargne ces galeries souterraines, semblables aujourd’hui à ce qu’elles étaient quinze mille ans plus tôt, comme s’il ne s’était rien passé dans le monde hormis quelques événements géologiques plus ou moins notables."
A la lecture du dernier roman d’Eric Chevillard, Préhistoire, on pénètre le cœur du monde, l’Origine, la cosmogonie, on touche du doigt l’éternel.
Cette préhistoire qui fascine tant le narrateur c’est celle de l’art, celle des fresques rupestres tracées sur les protubérances rocheuses, celle « des figures anthropomorphes » qui cachent sous la multitude de leurs traits un pingouin, un isard, un rapace ou un homme. C’est surtout et avant tout celle du premier savoir et du premier désir. La grotte qui recèle tous ces vestiges est fermée pour cause de décès. Boborikine, l’ancien guide, est mort. Il laisse derrière lui un uniforme beaucoup trop petit pour son successeur qui se bat, dès les premières pages, pour faire sien cet habit. Il aura pour charge à son tour de veiller sur la grotte et de guider les visiteurs dans les sombres tunnels. Mais tout est prétexte pour différer ce moment.
Eric Chevillard nous entraîne au fil des pages dans un monde obscur dont il est le maître. Il nous guide puis nous perd, nous éclaire, nous aveugle, dans un dédale de digressions incessantes. On perd patience, on attend, on guette. Mais quand l’histoire va-t-elle réellement commencer ? A bien y réfléchir, l’histoire est là, sous nos pieds, sous cet amas de mots inutiles et de réflexions absurdes. Il suffit de dégager patiemment les blocs de phrases, de tendre l’oreille et d’écouter. Tout est là.
Et que dire du style d’Eric Chevillard ? Avec ses longues phrases fuyantes, empreintes de terreur et d’absurde, l’auteur impose sa voix dans le jeu des digressions et des énumérations successives qui aboutissent finalement à la même conclusion : que valons-nous puisque tout a déjà été fait, puisque « nos récentes peintures sur toile, démodées avant d’être sèches » ne sauraient résister à la beauté universelle des fresques originelles ?
Préhistoire
Eric Chevillard
Editions de Minuit
172 pages, 78 FF
Domaine français Gardien de l’éternel
mars 1995 | Le Matricule des Anges n°11
| par
Delphine Auger
Un livre
Gardien de l’éternel
Par
Delphine Auger
Le Matricule des Anges n°11
, mars 1995.