Le roman de François Rosset offre plusieurs pistes, partition aux variations superposées sur le thème des temps modernes. Il peut d’abord s’agir d’une chronique sociale. Le décor : une de ces tours de glace, cage à poules aux innombrables fenêtres avec derrière une multitude de bureaux abritant autant d’employés. L’un d’entre eux, Morlin, dont l’intelligence vive n’était pas préparée à cette vie, trouve dans l’analyse scrupuleuse de tout ce qui l’entoure matière à études et abîmes : l’esprit aiguisé à la recherche d’une échappatoire : « …une modification de l’atmosphère l’absorbe jusqu’à la catalepsie. » De glissements en décalages de conscience, Morlin s’abandonne à la folie douce, basculant lentement dans un monde onirique peuplé de forêts et autres futaies symboliques.
Fuir donc, mais quoi ? La deuxième variation met à jour les fondations de cet univers carcéral ambiant où l’ennui règne. Si les mots sont importants à équarrir, à cerner, à ajuster, c’est parce que, finalement, ils ancrent la réalité oppressive.
Pour les prisonniers d’un cadre et de régles dont le sens global a disparu, chaque nouvelle interrogation devient sujette à angoisse puisque confinée, étriquée, insoluble. D’où la nécessité d’un exercice schizophrénique (en l’occurrence Morlin devient Sarpy), tentative pour échapper à cette partie de soi en proie à l’immense pesanteur, au dressage insidieux du corps et de l’esprit d’une grande entreprise bien huilée.
Une fois les chaînes et leur fondement mis à nu, cela ne suffit toujours pas. Une ultime variation se dessine, plus radicale : le passage de la première à la troisième personne. D’une partie à l’autre du roman, François Rosset glisse du je au il, vertu de la littérature que Kafka, qui ne surgit pas ici par hasard, éprouva dans sa nouvelle Le Verdict. Plus l’objet s’éloigne et s’objective, plus il devient présent et palpable, apprivoisé presque. Il s’agit donc, pour l’auteur, non plus d’exprimer un monde du travail et ses impasses mais bien de le faire exister autrement, en vue, tout simplement, de pouvoir le vivre. C’est, en tout cas, après Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, un nouvel écho de l’entreprise, brillant même si peu réjouissant, comme si la littérature avait, là aussi, des montagnes à déplacer.
Un Subalterne
François Rosset
Michalon
238 pages, 90 FF
Domaine français La complainte de l’employé
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Erwan Le Bihan
Un livre
La complainte de l’employé
Par
Erwan Le Bihan
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.