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Intemporels Jens Bjorneboe : la fuite et la mort

février 1996 | Le Matricule des Anges n°15 | par Philippe Savary

Faussement documentaire, Le Rêve et la roue du Norvégien Jens Bjorneboe traque la figure du mal et les dégâts de l’industrialisation au pays des lutins et des fées. Funeste et beau.

Le Rêve et la roue

Le Rêve et la roue n’est ni un monument, ni un chef-d’œuvre de la littérature contemporaine pour reprendre une phraséologie éditoriale toujours en vogue. Ce roman, écrit en 1964 et paru en 1988 aux éditions Plein chant, d’un auteur norvégien inconnu en France -Jens Bjørneboe- fait simplement partie de cette famille de livres, attachants, questionnants, qui tentent d’apporter leur maigre contribution aux douloureuses questions de notre rapport au monde. À la fois métaphysique et poétique, Le Rêve et la roue porte précieusement en son sein un souffle vivifiant et tragique, celui de la grande marche de l’humanité et les déboires individuels et collectifs qu’elle laisse sur son passage. On connaît la tradition conteuse des écrivains scandinaves. Habiles narrateurs, ils savent inscrire comme personne les destinées de leurs personnages dans la peinture de leur époque. Mais ici, si ce roman en est une éclatante illustration, il ne fonde pas son éclat sur un romantisme fécond, empli d’émerveillement et de mélancolie, mais sur l’insidieuse noirceur de notre temps, et cette incapacité à l’appréhender.
Ce livre, c’est déjà l’histoire d’un bout de vallée verte, « où seule la rivière avait changé de cours avec les siècles », là haut au nord, en Norvège, civilisation de lutins et de chasseurs d’ours où les plus hardis se contentent d’exploiter cette terre léguée par leurs descendants consanguins. Nous sommes à la moitié du XIXe siècle. Un tournant. L’Europe est à sang et les journaux annoncent chaque jour avec frénésie des découvertes considérables dans le domaine de la médecine, physique, chimie.
Dans la vallée d’Enebakk, le jeune Holm Jølsen a repris la propriété de son père. Curieux des sciences et des grandes idées, il sait que le monde est dans le creuset, la grande roue tourne, et que la chance sourira aux plus audacieux. Dans ce pays lointain et mystérieux, loin des turbulences et du chaos, Holm Jølsen va bâtir, bâtir toujours plus. Les baraques d’ouvriers fleurissent au rythme des fabriques d’allumettes que le jeune propriétaire a choisi de produire. À chaque incendie, on reconstruit toujours plus grand, démesuré, contre-nature. La forêt se déboise et la civilisation s’installe dans la contrée, mais à quel prix. Au vacarme des machines, on entend maintenant dans la vallée « les vociférations d’hommes ivres et les alléluias des maisonnettes où logeaient » les anabaptistes. Symbole du vice des sociétés pré-industrielles, le domaine d’Ekerberg devient en quelques années « un bouge malade, en décomposition, un bouge de campagne bâti sur la misère, la tuberculose et la syphilis. » Un dernier embrasement aura raison de la ville ouvrière. Juste avant que la faillite de la propriété soit prononcée et que la vallée retrouve son calme séculaire, le vieux Jølsen contemple l’œuvre de sa vie : rien finalement à son actif, seulement la création de la première assurance sociale du pays.
À travers cette saga familiale, Jens Bjørneboe dresse, pendant 130 pages, moins l’échec d’un rêve d’acculturation que les affres du développement industriel, piètre contribution au progrès humain. Parabole des temps modernes, cette grande roue n’aura tourné que sur elle-même, actionnée par des sirènes malfaisantes et entraînant dans son sillage son cortège d’illusions. Mécanisme irréversible : « La petite vallée (…) était une sorte de cadran solaire ; les événements qui surgissaient au loin, dans le vaste monde, jetaient sur (elle) un mince filet d’ombre qui la parcourait en indiquant la marche du temps. Chaque événement y projetait aussi son ombre minuscule. »
Mais Bjørneboe ne s’arrête pas là. La dimension sociologique n’est pas suffisante. Soucieux de dénoncer les grandes mécaniques humaines, son propos veut tendre jusqu’à l’intime. Le rêve a détruit au plus profond des êtres. Ce choc culturel, ce monde en mouvement qui n’a créé qu’exode et famine, Ragnhild, la fille cadette du propriétaire va le vivre à sa façon, corps et âme. Cette fracture, cette nouvelle confrontation au réel ouvre la deuxième partie du Rêve et la roue.
Bjørneboe nous présente Ragnhild comme une enfant sauvage et exaltée. Elle préfère la compagnie des chats et des églises à celle des hommes. Au cours de ses nombreuses errances dans la forêt, elle scelle son destin à celui du diable, entretient de mystiques dialogues avec les esprits au cours desquels elle cherche le désir charnel et l’épanouissement des sens. Adulte, après le déménagement de sa famille en ville, elle ne rencontre guère la paix : un seul amour, passionné, tardif, qui échoue. Opiomane, elle trouve alors un salut temporaire dans l’écriture. Elle publie six livres. L’ensemble de sa production est « à l’image du monde avec son érotisme hideux de vieillard, son intraitable souillure et ses blasphèmes » ; ses récits ont « tous pour objet le passé -ces temps où se produisaient sur la terre des choses encore dignes d’intérêt » Un voyage en Italie, pays des arts et de la misère, précipite sa chute. Impuissante, en proie à la solitude, elle se suicide à trente-trois ans.
Ce portrait d’artiste tourmenté -la préface nous dit que Ragnhild Jølsen a vraiment existé- est saisissant. Saisissant par cette sourde angoisse à ne pouvoir saisir le monde, à s’y projeter, à se présenter au rendez-vous de la réalité. Saisissant par cette volonté de s’offrir en sacrifice, à offrir « sa vie sur la table d’abattoir, de la même façon qu’on voyait exposer les carcasses de bêtes dépecées sur les étals de marbre des boucheries romaines ».
Cette histoire au seuil des temps modernes, où en arrière-plan continuent toujours de résonner les exploits de Pasteur, Blériot, les luttes opiniâtres des Boers, le procès Dreyfus, agit comme un révélateur. L’alternative pour fuir les percées de la civilisation, semble nous dire Bjørneboe, reste la fuite ou la mort.
Dans Le Rêve et la roue, chacun fuit le monde et la réalité à sa manière : dans l’alcool, dans l’utopie, dans les journaux, dans l’écriture. Un peu finalement comme Bjørneboe dans son existence. Mauvaise conscience des lettres norvégiennes, ce fils d’armateur consul né en 1920 aura passé sa vie (et quatorze romans) à cerner le mal qui fonde selon lui le développement de l’humanité, avec comme point d’orgue une trilogie, Histoire de la bestialité1, étonnant bréviaire des atrocités de guerres, des tortures nazies et de toutes formes de cruautés. Polémiste, anarchiste, il fut un virulent défenseur des opprimés, montrant une haine viscérale envers l’Etat.
Quant à la mort, l’autre alternative, lorsque la fuite ne suffit plus, Bjørneboe l’a également testée. Vaincu par l’alcool et les dépressions, il s’est suicidé en 1976.

1 Hormis Le Rêve et la roue, un autre roman de Jens Bjørneboe L’Instant de la liberté, premier de volet de cette trilogie, a été publié aux éditions Plein chant (1994). Un huissier de tribunal fait la déposition de son long voyage au pays du Chaos. Un livre d’un réalisme forcené. « De toute ma vie je n’ai presque aucun autre souvenir que meurtres, guerres, camps de concentration, tortures, esclavage, cités bombardées, cadavres d’enfants à moitié brûlés. »

Le Rêve et la roue
Jens Bjørneboe

Traduit du norvégien
par Charles Aubry
Plein chant (16120 Bassac)
267 pages, 90 FF

Jens Bjorneboe : la fuite et la mort Par Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°15 , février 1996.
LMDA PDF n°15
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