Romancier anglais, poète, historien, pamphlétaire, nouvelliste, traducteur, biographe de T. E. Lawrence et auteur d’une œuvre de cent trente volumes, traductions comprises, Robert Graves n’a pas lésiné sur les moyens pour assurer sa postérité. Impressionnante, colossale, et pourtant cette œuvre demeure peu présente en France avec seulement une quinzaine de titres traduits depuis 1933 ! Comment justifier une telle lenteur ? Robert Graves aurait-il mauvaise presse dans le pays qui lui décernait le prix Fémina en 1939 ? Pour bafouer les réticences et condamner cette frilosité : Le Cri, avec ses seize nouvelles publiées en 1964 sous le titre English Stories. Un florilège délirant.
Robert Graves excelle dans l’art de surprendre le lecteur. Rien de plus naturel chez lui semble-t-il que de fuir les vraisemblances et de faire un pied de nez aux convenances. Un homme se défenestre en réalisant « l’expérimentation scientifique » de l’éternuement (Il était sorti s’acheter un écritoire), un autre, qui ne supporte pas les prêtres mangeurs de gâteau à l’anis, en croise un car entier (À mort ! À mort !), des photos de gourgandines peu vêtues échouent dans un presbytère, ce qui suscite un engouement sans précédent pour le catéchisme (Les Petites Femmes de Paris), un couple utilise un cadavre de la Grande Guerre pour le compostage (Et la Terre retourne à la terre), une sorcière pleure ses balais du temps jadis et blâme la technologie moderne (Un Rendez-vous pour la Chandeleur), et un pêcheur, après avoir confié sa dentition à un vétérinaire sourd qui manque d’anesthésique, rencontre une femme dans une situation peu valorisante : « Et moi j’étais là, assis dans cette pièce humide, sur ce fauteuil couvert de poussière, un dentiste mort en travers des genoux ; les mâchoires écartées par un petit appareil, avec un gros rhume et un abcès à point, les bras, les jambes et le buste bien ficelés avec des mètres de fil » (Week-end à Cwn Tatws) ! Graves use de l’extravagance comme d’une gourmandise avec passion et sans modération, convoque l’extravagance pour bouleverser les idées reçues, railler les prescriptions de l’Église, tourner le monde en dérision « L’humanité, c’est bon pour les vieiles filles », suspendre la guerre afin de célébrer Noël, réduire un champ de bataille aux dimensions d’un terrain de foot !
Invraisemblable à en devenir ésotérique, insolite, drolatique jusqu’à la bouffonnerie, parfois simplement saugrenu, le texte de Graves impose d’abord sa légèreté carnavalesque. Mais la magie de pacotille, le vertige onirique à quatre sous dissimulent, évidemment pour mieux décrier, une société malade qui n’hésite pas à transformer ses sujets en monstres, en dictateurs, ou encore en sorciers. Et pire encore en pantins, à l’image des amis bien fidèles qui « récupéraient les déchets du marché aux poissons de Brixham et recueillaient le contenu de la poubelle qui se trouvait devant le bloc opératoire de l’hôpital » afin d’honorer la méthode de compostage de leur médecin. Le plaisir de lire cède alors à l’épouvante.
Pour finir, le rire se fait grinçant, iconoclaste, devient sardonique, comme pour mieux fustiger. Mais il arrive aussi que ce rire s’amuïsse et se mue en cri, un cri capable de rendre fou comme de tuer, et dont la représentation la plus éloquente pourrait être la célèbre toile d’Edvard Munch : un hurlement devenu muet à trop avoir ressassé l’indicible, un cri sans voix, peut-être déjà privé de vie. À coup sûr terrifiant.
Le Cri
Robert Graves
Traduit de l’anglais par Véronique Béghain et Sylvie Rozenker
Ombres
223 pages, 69 FF
Domaine étranger Les histrions de Graves
février 1996 | Le Matricule des Anges n°15
| par
Didier Garcia
Un verbe fantasque et seize nouvelles pour asséner de drôles d’injures au réel : Robert Graves (1895-1985) ou l’art de tout tourner en dérision.
Un livre
Les histrions de Graves
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°15
, février 1996.